_ Je tâcherai d'ouvrir l'œil.
Ce sont les derniers mots d'Isoha avant de quitter les lieux. Le plus troublant est l'expression compatissante qu'elle m'adresse. Je n'aime pas cela. Alia accroche sur ses hanches une ceinture qui n'est pas la sienne.
_ C'est celle de...
_ Oui, interrompt-elle. Je doute que tu mesures la valeur d'un tel présent.
Bon, le climat entre nous ne s'est pas réchauffé. Inutile d'engager le débat, chacun campera sur ses positions. En outre, Baal arrive à son tour dans la pièce principale. Alia a fait éteindre le feu et, vue l'agitation de ses suivantes, j'en conclus que nous ne resterons pas longtemps. Elle tend une petite boîte à mon ami, lui demande si cette odeur lui évoque quelque chose. Il respire profondément, écarquille les yeux de stupeur.
_ L'herbe jumelle, s'écrie le géant hyksos.
_ Jumelle ? interroge la princesse.
_ Elle est rare, précise le chasseur, très rare et doublement dangereuse.
_ D'où la gémellité ? m'invitè-je dans leur réflexion.
_ Non, contredit Baal. On la dit jumelle car si ses fruits vous tuent, ses racines vous sauvent.
_ Alors pourquoi est-elle doublement dangereuse ? reprend Alia intriguée.
_ Et bien ses racines peuvent également soigner certains maux. Les reines de chez nous s'en servent après l'accouchement pour prévenir les hémorragies. Aussi est-elle interdite aux autres hommes. Seuls les chasseurs royaux peuvent la cueillir. Pour les gens du peuple qui se trouveraient en sa possession, la peine est sans appel ! En outre, on ne peut pas dire qu'on la trouve dans un lieu très accueillant.
_ Près du fort d'Alcantara ? essaie ma princesse.
Cette question laisse Baal perplexe. Alia sait. Cela a-t-il un rapport avec ses visions ?
_ Oui, confirme le chasseur.
_ Dans ce cas, nous partons. Tous les trois, précise-t-elle. Faites vos bagages et rejoignez-moi à la porte de l'est. (Puis après un moment d'hésitation), Iolass ?
Alia demeure debout, immobile face à une tasse d'eau chaude. Elle retire une dague de sa ceinture et l'enduit d'un onguent. Je m'approche.
_ Bois, me dit-elle. Tu dois aussi te couper la main pour...
_ Faire pénétrer l'antidote.
Elle ne répond pas mais ses yeux implorants m'indiquent trop que j'ai raison. Que croit-elle ? Qu'elle peut faire de moi ce qu'elle veut ?
_ C'est non.
Elle soupire, elle a prévu ma réaction.
_ Si je meurs, je veux que tu puisses retourner auprès des tiens. Est-ce si inacceptable ?
Je ne mesure pas l'ampleur du danger qu'elle redoute. Où nous conduit-elle ? Elle envisage l'échec, la mort des jeunes éclaireuses et des deux guerrières, pourquoi sa propre mort ? Elle sent mon désarroi et tente de nouveau de me tendre l'infusion. À nouveau je la repousse.
_ Nous allons revenir.
J'essaie d'être rassurant mais elle sait que je ne peux avoir aucune certitude. Elle semble envahie par une profonde tristesse. La prendre dans mes bras serait inopportun. Tant de désaccords nous séparent, pourtant le désir de la sauver malgré elle m'étouffe. Jamais je ne quitterai ce royaume sans elle. Est-ce si inacceptable ?
_ L'homme-taureau, les Hyksos, murmure-t-elle comme pour elle-même, n'as-tu jamais songé qu'un atlante pouvait être derrière tout cela ?
Croit-elle être la seule à chercher des réponses ? Bien sûr, cela m'a traversé l'esprit mais je préfère éviter de l'envisager. Terrible ne serait pas assez fort pour qualifier les risques que courrait notre monde. Je sais mieux que quiconque que cette éventualité n'est malheureusement pas si irréaliste. Combien commencent à trouver que les Atlantes n'ont pas assez de part en ce monde ? À trouver trop étroits les murs de notre prison blanche ?
_ Si tu meurs, je n'aurai aucune raison de rejoindre les miens.
_ Ton peuple ? Iolass, tu ne t'appartiens pas plus que moi.
_ Alors tu devras vivre.
C'est une fanfaronnade de mauvais goût. Elle sourit tristement.
_ Tu ne le prendras pas, gémit-elle.
_ Je suis désolé.
Inutile de demeurer davantage. Ainsi elle a réussi à réaliser l'antidote. Je rejoins Baal à l'andréion. Il me laisse prendre quelques affaires avant de me guider vers un lieu inconnu, au fond de la palestre.
_ Réserve personnelle d'Hippolyte.
Une véritable armurerie. La fière amazone aime essayer toutes les armes. Il y en a de toutes les contrées, de tous les peuples ; certaines mêmes me sont inconnues. Je suis stupéfait que l'on ait accédé à ce lieu si facilement. Je suis encore plus surpris que Baal en ait l'entrée.
_ Les circonstances, Beau Prince ; je ne touche pas à ces joujoux-là. Mais elle a dit que tu pouvais prendre ce que tu voulais.
Je me méfie. Hippolyte s'intéresse trop à moi ces derniers temps. Mais Baal déambule tranquillement parmi ce bric-à-brac meurtrier. Il s'équipe d'une dague courbe hyksos, d'un arc et d'un carquois. Armes du peuple ! Je préfère une épée atlante, ferme et légère, un cadeau de Méphistès à sa sœur, je suppose. J'ai au préalable pris ma tenue doublée d'une côte de mailles fines propre à mon peuple. Nous sommes prêts.
Alia nous attend à la porte de l'est, évidemment. Elle est si sauvage, si magnifiquement sauvage. Je n'ai jamais rien vu de tel. Ses cheveux défaits flottent au vent, seulement retenus sur le devant par deux nattes qui encadrent son visage. Elle porte une longue tunique sombre, rehaussée d'une cuirasse de cuir qui enveloppe sa taille fine mais allège sa poitrine, pour mieux tirer probablement. Sa ceinture de poisons a été doublée d'un fourreau au glaive ouvragé, au pommeau à tête de loup. Ses cuisses nues serrent les flancs de Bélérophon, impatient de s'élancer hors des remparts. Les bandes cloutées de sa jupe reposent négligemment de chaque côté de la selle. De longues bottes fourrées, renforcées par des jambières métalliques achèvent l'ensemble. Comme Baal, elle porte dans le dos un arc et un carquois. Sa meute l'entoure et j'imagine que son aigle n'est pas très loin. Je ne peux la quitter des yeux. Elle sourit étonnée et lance Bélérophon au triple galop. Le ton est donné. Ce sera une chasse.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...