Alia

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C'est bien ce que je pensais. Le poison de l'andréion est fait avec des herbes de chez nous et aussi facilement le poison hyksôs est de la même veine. Voilà pourquoi sa composition m'échappe. Je m'irrite de ne pas y avoir pensé plus tôt. C'est indigne de moi, indigne de ma formation achevée. Une telle évidence aurait sauté aux yeux de la première disciple encore mal dégrossie. Baal est d'une compagnie efficace. Cet homme, imposant par la taille, presque intimidant me seconde avec la simplicité d'un homme des bois, un chasseur qui connaît parfaitement les bases de notre art.

Très vite il se repère dans mon laboratoire, il identifie les plantes qui tuent et celles qui soignent. Nos deux peuples ne les préparent pas de la même façon : le sien les laisse macérer dans de l'alcool pour en extraire des jus puissants alors que nous préférons les sécher et user avec patience de leurs vertus. Il me les nomme et nous travaillons aussi sur toutes celles qui ne sont pas là. Baal a l'art de la description précise et juste ce qui me permet de me faire rapidement une idée des ressources de son territoire. J'ai exigé qu'il ne me parle qu'en hyksôs ce qui complique considérablement notre tâche, du moins au départ, mais les mots dansent dans ma tête comme des papillons vers les images auxquelles ils correspondent. Au milieu de la nuit, je suis complètement épuisée, je ne tiens plus sur mes jambes et le renvoie dans l'andréion. Je ne suis pourtant pas satisfaite. Les réponses se font attendre et mon impatience ne cesse de grandir. Le regard suspect de mon compagnon me montre combien son instinct est aiguisé et je crains qu'il ne soupçonne mes plans. Présent dans l'andréion depuis de nombreuses années, il ne peut toutefois rien connaître de ce que j'envisage. Baal est et demeure un chasseur, je devrai m'en souvenir.

Je m'oblige à dormir quelques heures, puis, selon mes ordres, Psyché me réveille. Je connais les dangers de ma résolution mais, puisque l'oracle d'Apollon m'est interdit, je n'ai plus le choix. Isoha m'empêchera de prendre un tel risque et elle ne me donnera jamais ce dont j'ai besoin ? Il ne me reste plus qu'une personne...

Ma mère a renforcé ma surveillance. Les gardes campent désormais jusque sur ma terrasse. Il ne sera pas aisé de les déjouer. Bon entraînement. J'ai encore le souvenir amer de mes échecs passés et, cette fois, elles n'y verront que du feu. Je suis experte en dissimulation, oui ou non ! Je dois me concentrer, sentir la forêt, le vent, la terre, me fondre en elle, en eux, lancer mes troupes, envahir l'espace, les bruits, les fourrés... Aigles, loups, chouettes, mes alliés, mes amis, mes confidents, tous m'aideront. Un moment d'inattention de mes cerbères ! C'est le moment. D'un bond félin, je sors. Bien ! Il faut à présent atteindre les remparts. Le vieux passage entre les murs, le même que j'ai utilisé avec Iolass. Il est connu de moi seule et, cette fois, l'atlante est à des lieux de Thermiscyre. Les gardes doivent s'attendre à ce que je monte dans les cimes, ma spécialité. Je me terre donc dans les fourrés, gracieuse et rapide, silencieuse comme un serpent, je glisse dans les ténèbres. J'arrive sans trop de mal à la brèche des murailles. Parfait. L'atmosphère humide et putride de la pierre me rassure un peu. La trirème de Méphistès doit, je l'espère, être encore en hivernage. La nuit est sombre, la lune fine s'étire péniblement derrière les nuages. Bon, j'ai l'avantage.

Je me hisse sans mal sur le navire. Soudain un couteau se plaque sur ma gorge. Je retiens mon souffle. Pas encore assez rapide, ni assez silencieuse. Liassos, l'esclave préférée de Méphistès, veille. À ma vue, elle baisse son arme en marmonnant je ne sais quelle remarque désobligeante dans une langue lointaine. Elle m'introduit dans la cabine de mon frère qui n'a guère envie d'être réveillé. Il est d'une humeur massacrante et souhaite vraiment que cela en vaut la peine. Il ne sera pas déçu. Pas besoin de tergiverser, je présente ma requête sans détour. Il pâlit, cherche un espoir d'hésitation mais j'y suis résolue.

_ Es-tu folle ?

_ Non.

_ As-tu conscience de ce que tu me demandes ?

_ Parfaitement.

_ Je refuse !

_ Mon initiation est achevée. Je peux le faire.

_ Ça ne change rien, même une initiée peut y rester.

Je sais cela mais ma résolution est prise. Je ne changerai pas d'avis. Autant ne pas lui mentir soit il me la donne aujourd'hui soit j'attendrai la caravane d'hiver ou le retour de Démétrius. Il doit bien en vendre lui !

_ Tu ne renonceras pas ? s'inquiète-t-il, certain de connaître la réponse.

_ Non.

_ Isoha ne sera jamais d'accord, bougonne-t-il.

_ C'est bien pour cela que je ne m'adresse pas à elle !

_ Attends au moins le retour de Iolass.

_ À quoi cela servirait-il ?

_ C'est un Atlante.

_ Grand bien lui fasse.

Il sort. J'ai gagné. À son corps défendant, mais j'ai gagné. J'espère seulement qu'il n'ira pas cafter. Il descend au pont inférieur, dans sa réserve personnelle. Il remonte en marmonnant toujours et lâche sur la table un minuscule sac de toile que je ramasse avant qu'il ne change d'avis. L'odeur d'amande amère m'indique que nous nous sommes bien compris.

_ Tu es sûre de toi ? essaie-t-il encore.

_ Aussi sûre qu'on puisse l'être.

_ Tu vas devoir apprendre à te débrouiller sans moi, lance-t-il en s'installant à nouveau sur sa couche. Je lève l'ancre.

_ En plein hiver ? Pourquoi ? C'est inhabituel !

_ Des bruits courent sur l'Atlantide. Je vais voir ce qui se passe, ordre de la reine.

_ C'est grave ?

_ Si les bruits se confirment, ça peut l'être. Mais inutile d'alarmer ton protégé, son grand frère s'en charge.

Très drôle ! Il adore cette plaisanterie fraternelle mais, derrière le badinage, je sens une inquiétude profonde. Mon projet ne fait que la renforcer et seule la certitude que je trouverai tôt ou tard ce qui me manque l'a fait céder. Il préfère que le danger vienne de sa main que de celle d'un étranger. Il est temps de prendre congé avant qu'il ne change d'avis.

Avec mille précautions, je rejoins mes appartements. Le soleil se lève, il me reste quelques heures pour tout préparer.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant