Iolass

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Le général ne me quitte pas des yeux. Tout son monde s'ébranle. Il n'a pas tout dit de la situation chez nous mais, en quelques mots, Alia vient de changer la nature de ses priorités. Il pâlit. Comme moi, il sait que la reine fait fausse route. L'avertissement était pour chacun de nous. Mais seuls les Atlantes peuvent en mesurer les conséquences. Si Hippolyte échoue, Thermiscyre sera une proie facile. J'interviens :

_ Alia doit être mise à l'abri.

_ Non !

Sa mère marque une pause. Les risques sont réels, la reine ne peut les ignorer. Même Hippolyte n'émet aucune protestation. Toutes deux savent que la réussite d'une telle entreprise est hasardeuse. Méphistès entre alors dans la danse.

_ Mère, Alia peut se voir confier une mission secrète d'importance. Les Atlantes ne vous aideront pas, du moins officiellement, mais je suis sûr que le général et sa flotte souhaitent autant que nous bloquer les Hyksos.

Le militaire approuve d'un signe de tête. Encouragé, le pirate continue :

_ Un homme reste un allié précieux. Pharaon sera prêt à vous fournir des armes. Le massacre de ses hommes de la caravane d'hiver l'a rendu furieux. La princesse peut obtenir son aide. Sur la flotte atlante, elle ne risquera rien et, si les choses tournent mal, nous aurons toujours le choix de la terre d'accueil. Si l'Atlantide tourne le dos à son avenir, Pharaon ne sera pas homme à laisser un tel pouvoir entre les mains des Hyksos.

_ Mais comment être sûres que les Atlantes la ramèneront en cas de victoire, s'inquiète Hippolyte.

_ Parce que je reste. Otage contre otage.

_ Non, je refuse ! se plaint Alia.

J'évite son regard. Le prince ne faiblira pas, seul parlera le stratège. Je dirige mon attention vers Hippolyte.

_ Si vous voulez sauver les prisonnières, vous aurez besoin d'une attaque coordonnée. Confiez-moi vos amants les plus fiables et je la mènerai.

_ Mère ! s'exclame Alia. Je vous en prie.

Hippolyte va intervenir mais la reine se redresse.

_ Général, acceptez-vous de veiller sur ma fille et de la conduire à Pharaon ?

_ Nous la protègerons jusqu'à la mort.

_ Espérons que cela ne soit pas nécessaire. Prince Iolass, vous passerez la nuit avec Alia sur la flotte atlante. Veillez à ce que votre héritage soit assuré et réglez les derniers détails. Je veux un engagement total des Atlantes. La flotte partira à l'aube. Méphistès l'accompagnera. Hippolyte, suis-moi. Nous allons au temple d'Arès. Les tambours doivent résonner.

La reine sort la première, suivie d'Isoha, d'Hippolyte et de Tirésias. Ce dernier a bien hésité mais mon animosité est trop grande pour qu'il tente d'approcher sa sœur. Je laisse Méphistès et le général partir sur le port. Nous les y rejoindrons dans quelques instants. Le vieux marchand, resté en retrait, s'approche doucement de la princesse hagarde. Chacun a décidé pour elle.

_ Vos filles envient-elle toujours les Amazones ? balbutie-t-elle dans une rage à peine contenue.

_ Vous n'êtes plus une Amazone, princesse Alia. Vous n'appartenez plus à aucun peuple. Vous ne le savez pas encore mais c'est toute l'humanité qui vous appartient. C'est une lourde tâche pour d'aussi frêles épaules.

L'horreur traverse son visage. Que veut-il dire ? Alors il tente de l'adoucir :

_ Si vous devez fuir, n'oubliez pas que vous avez des amis au-delà des hautes montagnes.

_ Je m'en souviendrai.

Il nous quitte à son tour. Elle se tourne aussitôt vers moi et me harcèle de questions :

_ Qu'ai-je vu ?

_ Tu ne te souviens pas ?

_ Ce n'était pas les voix d'Hadès. C'était autre chose. C'est comme si quelqu'un d'autre avait pris mon corps.

_ Tu vois, tu t'en souviens.

_ Je sais qu'elle a dit que vous aviez trahi un serment, que ma fille serait une sirène ? Un monstre ?

Je ne peux retenir un petit rire bienveillant.

_ Non, pas exactement.

_ Alors de quoi parlait-elle ?

_ De choses qui ne concernent que les Atlantes.

_ Ce n'est pas ce que pense Démétrius.

_ Démétrius est un vieil homme fatigué. Et puis les oracles ne peuvent être révélés.

_ Cela t'arrange bien.

_ Pour l'instant, oui. Viens, il faut rejoindre la flotte.

Je lui prends la main et l'entraîne réticente vers le port. Elle est en plein désarroi, la vérité ne ferait que l'accroître. Le déluge... Les Sirènes en sont les juges. Comment lui dire ? Je ne peux m'y résoudre. Nous croisons sa tante en chemin, au détour d'un couloir, une coupe à la main. Je jurerais qu'elle nous attendait. Je croyais pourtant qu'elle se serait précipitée vers les malades. Quand saurons-nous si l'antidote opère ? Je patiente. Alia m'abandonne un moment. Les deux femmes ne se parlent pas. La prêtresse se contente de présenter une coupe à son élève. Alia pose ses doigts sur le métal doré, en respire le contenu, ses yeux s'obscurcissent. Les voix d'Hadès ! Cette vieille sorcière sait comment les provoquer. Je connais trop ce regard sombre, fixé sur un lointain mystérieux. Isoha va me le payer. Mais Alia revient presque aussitôt, livide...

_ Comprends-tu à présent ? interroge Isoha.

_ Qui est au courant ?

_ Moi. Toi maintenant, uniquement.

_ Combien de temps ? demande la jeune fille avec une urgence non dissimulée.

_ Une nouvelle lune. Guère plus, je le crains.

Alia n'ajoute rien. Elle quitte sa tante, soucieuse comme jamais, dévastée par une tristesse infinie. Un gouffre s'est ouvert en elle, un voile triste assombrit son visage. Que voulait cette vipère ? Elle ne me répond pas. Inutile. Elle ne m'en dira pas plus. La prêtresse ne bouge pas, elle me défie puis nous laisse nous éloigner.

Nous empruntons un char royal ; hors de question qu'Alia reprenne un cheval dans son état. La cité retentit du tam-tam incessant des tambours de guerre. Chacune quitte sa maison en direction du temple d'Arès. Notre chemin se fait dans le brouhaha d'une foule pressée et inquiète. Les visages affichent pourtant une détermination farouche.

_ Comment as-tu pu obtenir que je les abandonne ? lâche Alia désespérée.

Tant de déception! Ne peut-elle mesurer son importance ? Démétrius a vu juste : bientôt l'humanité toute entière lui appartiendra. Si je pouvais être sûr des miens, ce serait plus facile. Mais bientôt... Bientôt chacun devra vivre, chaque jour, avec le danger diluvien du fatal faux pas. Alors peu importe qu'elle soit en colère, je ne dois plus songer qu'à sa vie. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant