Iolass

115 18 1
                                    

Ils allaient la... ! Ils l'ont frappée ! Ils ont osé. Leur mort ne me suffit pas. Je suis fou de rage ! Je cours à un rythme infernal, oubliant qu'elle est blessée. Elle reste muette dominant avec difficulté la douleur qui la ravage. Cela redouble ma fureur. Arrivés à notre campement, j'éructe :

_ Baal, des planches de bois !

Le géant se lève d'un bond. La mine défaite d'Alia dit trop à quoi elle vient d'échapper. Sa tunique déchirée tombe sur sa taille dévoilant son corps couvert de sang et de poussière. Elle endure, tenant son bras brisé contre son flanc.

_ Ils vous suivent ? s'inquiète le chasseur sans savoir de qui il parle.

_ Non.

_ Ils les trouveront, se plaint Alia.

_ Il n'y a plus rien à trouver.

Baal ne comprend pas mais Alia me dévisage horrifiée :

_ Ils vont errer dans les limbes !

_ Tu aurais dû y penser avant !

Elle ne bronche pas. Baal intervient. Son fils s'est mis à pleurer. Sa main sur mon épaule, il tente d'apaiser la situation. Il me tend deux, trois morceaux de bois.

_ Il ne faut pas nous attarder. Soigne-la.

De sa tunique déchirée, je découpe des bandes régulières. Doucement j'immobilise son bras dans une attelle de fortune et la bande bloquée sur son ventre. Ce ne sera pas très pratique pour chevaucher mais, au moins, la blessure ne bougera pas. Elle serre les dents et fuit mon regard. Je la revêts d'une tunique de laine fine atlante. Elle a si froid. Je l'aide à monter sur Bélérophon mais ma colère est tenace, je ne peux lui adresser une seule parole réconfortante. Comment a-t-elle pu y aller seule ? La suivre a été si difficile ; elle est douée. Je ne me pardonne pas de l'avoir perdue. Si je n'avais pas été atlante, si une part de moi n'avait pas été en elle, je ne l'aurais pas... Je ne peux chasser de mon esprit leurs regards affamés sur son corps et ces mots : la part du roi.

Elle a résisté mais elle était si démunie. Je l'ai retrouvée, c'est l'essentiel. « C'est elle ! » Il a eu un regard si dégoûté, déçu, frustré ! « La part du roi. » Je n'ai pas entendu ce qui a précédé mais la rage a guidé chaque geste lorsqu'il a déchiré ses vêtements et mis son dos à nu. La marque, sa marque ! Il a osé passer sa main... Je dois me ressaisir. Ils sont morts à présent. Ils errent dans les limbes ? La belle affaire.

Bélérophon ralentit l'allure. Pourquoi ? Il est le plus rapide et de loin. Du galop, il est passé au trot. Alia ? Elle n'y tient plus. La souffrance la vampirise. La forêt des grands cèdres ! Nous avons chevauché sans relâche. Elle paie ses efforts et a besoin d'une pause. Au bord de l'évanouissement, elle tente encore de faire bonne figure. Je rapproche mon cheval du sien. Sa main crispée sur la crinière de sa monture ne laisse pas de doute sur son état. J'hésite un instant. La manœuvre est risquée. Si Bélérophon ne m'accepte pas, nous tomberons tous les deux. Je ne peux pas me permettre de la blesser davantage. L'étalon ralentit. Je prends cela pour une autorisation. Sans arrêter notre course, je passe derrière elle, l'enveloppe de ma protection. Elle se repose sur moi, fiévreuse. La douleur est la plus forte. Vigilant, Baal dirige sa monture vers la grotte près du lac. Il attache nos chevaux et se met en quête de bois pour le feu. Nous sommes en terre amazone, à l'abri.

_ As-tu des herbes pour te soulager ?

Elle acquiesce. De son bras valide, elle tire un petit sachet de toile de sa ceinture médicale.

_ Elles doivent infuser, précise-t-elle à peine audible.

_ Ce n'est pas un problème.

Je l'abandonne un instant pour me diriger vers le fond de la grotte. Le lac est le réservoir premier d'une source d'eau claire. J'en tire assez, en une boule cristalline en suspension au creux de ma paume. Il faut changer son état, la rendre brûlante, nulle difficulté ! Les herbes descendent en pluie fine à l'intérieur. Voilà ! Il n'y a plus qu'à attendre. À mon retour, le feu crépite déjà. Baal est reparti chasser. Il faut qu'elle mange. Je soupçonne qu'il le souhaite tout autant pour son fils qui se cache effrayé derrière sa bienfaitrice. Elle rit doucement :

_ Ce n'est rien, juste un atlante. Regarde, c'est beau.

L'enfant m'examine puis, ne sentant aucun danger, s'approche timidement.

_ Bois.

Alia s'arrête un moment, indécise, ne sachant trop comment s'y prendre. Je fais dérouler le liquide en un ruban reptilien vers ses lèvres jusqu'à ce qu'il ait entièrement disparu. Baal revient victorieux :

_ Les lièvres ne sont pas très rapides par ici !

Je prends la main d'Alia.

_ Viens, tu es couverte de sang.

_ Toi aussi.

C'est vrai mais les batailles me sont familières. Cela fait longtemps que la mort d'un ennemi ne m'émeut plus. Elle se débat contre le remord, contre un dégoût d'elle-même qui m'effraie.

_ Déshabille-toi !

Elle me regarde intriguée :

_ Le lac est glacé.

_ Je ne pense pas à cela.

Je l'aide à se défaire de sa tunique sans trop vouloir y penser. J'interdis à son corps de m'attirer. Pas en ce lieu, pas en cet instant. Elle tient délicatement son bras meurtri. Je lui referai l'atèle plus tard. Elle grelotte. De l'eau ! Je suspends au dessus d'elle la masse liquide du lac pour la faire retomber en une pluie chaude. Elle est émerveillée. Cela lui plait. Le sang ruissèle à ses pieds, quitte son corps et laisse sa peau brune immaculée. Elle me sourit. Le désir naît en elle comme une urgence de se prouver qu'elle est en vie. Nos regards se croisent. Je lutte. J'ai promis. C'est vital. Nous le savons tous les deux. Nous sommes à présent nos seuls ennemis. Il faut qu'elle recule. Sa chaleur, son odeur... Ce n'est guère raisonnable. Elle saisit l'onde claire en coupe dans ses mains mouillées. Elle effleure mon visage. Ses doigts brûlants s'attardent amoureusement sur chacun de mes traits. Elle lave mon front puis caresse mes yeux, mes joues. Je frissonne lorsqu'elle dessine mes lèvres.

_ Me pardonneras-tu ?

Jamais elle n'aurait dû dire cela. Doute-t-elle encore de ce lien inéluctable ? Je l'embrasse sans retenue. La vie jaillit en elle avec une frénésie nouvelle. Pourtant il ne faut pas. Sa vie est en jeu. L'égoïsme, le plaisir sont des choses qui ne se pardonnent pas. Il faut que l'un de nous deux soit plus fort.

_ Arrête. Nous ne pouvons pas.

_ Je sais.

_ Ton bras. Laisse-moi le soigner.

Belle diversion en vérité. Mais il le faut bien. Trop conscients de nous-mêmes, nous redevenons sages.  

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant