Alia

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Ils surgissent au détour d'un buisson. Ils sont deux, roux et gris, de la meute d'Akra. Il ne me faut guère de temps pour réaliser. La forêt me dira ce que je veux savoir. Je m'accroupis sur le dos de Bélérophon et attrape la première branche. Rapide, légère, je grimpe comme un lynx dans les cimes. Ils me connaissent trop pour ne pas me guider, silencieux dans les fourrés. Akra tient à ce que je ne doute pas de sa présence, reste à découvrir qui l'accompagne. Hippolyte est exclue car, de toute évidence, ma louve ne lui aurait pas obéi. Isoha probablement, quoique... Je vois mal la Grande Prêtresse quitter la capitale pour ramener l'inconsciente que je suis au bercail. Elle nous a souvent menées ici pour parfaire notre formation d'éclaireuses. Toutes les vierges d'Artémis connaissent bien l'endroit. Ne viens-je pas d'indiquer à mon compagnon la vieille grotte sur le piton rocheux près du lac ? Isoha m'aurait repérée depuis longtemps et son sermon sifflerait déjà dans mes oreilles.

Le bruissement des arbres gronde une clameur de souffrance. Je ne veux pas l'entendre d'abord mais je dois me rendre à l'évidence. La colère me gagne, peut-être même la rage. Ainsi nos chemins se croisent inlassablement, se poursuivent. On l'a envoyé pour me capturer. Un seul homme ! Je sens l'insulte cuisante. On lui a confié mes loups. Quelle humiliation ! Une envie de courir, de repartir à nouveau vers les montagnes de l'est, de rejoindre Démétrius, sa famille, leur chaleur... Je perds l'esprit.

Soudain, il arrête son cheval. Revêtu d'une tenue sombre de cavalier, ses cheveux blonds détachés, il garde cette noblesse si particulière, teintée de force et d'élégance. Presque malgré moi, je reste à l'observer. Il ferme les yeux et respire longuement. Il serait amazone, je dirais qu'il sent la forêt. Ses traits trahissent pourtant une fatigue tangible.

_ Alia ? murmure-t-il.

Je me blottis contre le tronc du cèdre qui me sert d'abri. La douceur de sa voix me saisit. Mon nom s'est échappé de ses lèvres, sans un bruit, pénétrant tout mon être pour l'en faire vibrer. Je ne bouge plus.

_ Je sais que tu es là, montre toi !

Il y a une fêlure dans sa voix, une douleur contenue.

_ Il est temps de rentrer, se lasse-t-il.

Mais je réponds en prenant soin de projeter mes paroles dans le vent contraire pour qu'elles remplissent la canopée :

_ Le temps n'est pas venu !

_ Pour moi, si.

Son visage reste lisse, impassible, mais j'y lis que trop bien les efforts que le poison de l'andréion lui arrache. Une seule personne a pu le forcer à ma poursuite sachant ce qu'il encourrait : ma très chère sœur.

_ Pourquoi être venu ?

_ Avais-je le choix ? Il faut bien que quelqu'un te ramène. N'est-ce pas le rôle de ton esclave ?

Je me mets à fuir. J'ignore pourquoi mais, tant qu'à me découvrir, autant que ce soit sur le terrain que j'aurais choisi. Il pousse son cheval et me suit d'instinct. Une course folle s'engage entre nous, mes talents d'éclaireuse contre la vivacité de son cheval. Je n'y mets pas beaucoup de conviction. Il stoppe net au bord du lac. Bélérophon paisse tranquillement sur la rive opposée. C'est là que je consens à offrir ma présence. Je caresse doucement l'encolure sombre de mon compagnon puis fais face à l'autre rive. Je le défie. Il ne se dérobe pas. Dans un geste lent et précis, il descend de cheval, économisant ses forces et marche vers l'onde trouble. Bien que le lac ne soit pas très large, cette distance me rassure. Nous nous jaugeons un temps. Je connais trop bien le terrain pour m'inquiéter. Maîtresse des lieux, j'ai l'avantage. Il souffre, il lui est difficile de se contenir. Le poison l'épuise. Mon avantage grandit. Aussi puis-je en profiter :

_ Tu as menti.

_ Non, répond-il simplement.

Imperceptiblement ses forces semblent revenir et la distance qui nous sépare raccourcir irrémédiablement. Le lac rétrécit. Je ne veux pas y prendre garde.

_ Tu as dit que j'étais tombée du navire.

_ Et ?

_ Les Hyksos auraient réagi. Nous serions morts tous les deux, criblés de flèches.

_ Ah, lâche-t-il négligemment.

_ Ah ?

_ Ça, sourit-il.

Il a trop confiance en lui, je dois me méfier. Trop tard ! Tout se passe très vite. L'eau glisse sous ses pas, le porte, le berce puis l'évapore en elle. Je reste tétanisée : il a disparu, sous mes yeux ! Pourtant mes pieds refusent de fuir. La surface s'immobilise, glacée dans une obscurité totale. Le vent ne ride plus ses plis limpides. Même le murmure de la forêt se perd dans un calme feutré. Mes sens en éveil, je ne parviens pas à le distinguer. Où est-il ? C'est inouï ! D'un geste inconsidéré, je m'approche pour tenter de l'apercevoir. Sans bruit, une montagne liquide s'élève sous mes yeux ébahis. Sans bruit, cette masse diluvienne glisse vers moi. Je cours vers la grotte sans attendre. Trop tard ! L'eau m'enveloppe toute entière pour me happer vers un gouffre aquatique. Terrorisée, je tente maladroitement de me défaire de son étreinte mais rien. Il est là ! Il me tient serrée contre lui, sous la surface, cherchant sans doute à me noyer. Comment résister ? Il n'a aucune forme, aucune consistance, juste une force implacable et mouvante. Une peur ancienne submerge mon esprit. Mais un doux rire éclate dans ma tête, entré par toutes les parcelles de mon corps. « Calme-toi. Tu ne risques absolument rien ! » Je suis sûre de l'avoir entendu parler. Impossible ! Un silence absolu règne dans cette immensité ténébreuse. Je veux l'agripper à mon tour. Me calmer ? Je le voudrais bien mais... La panique s'impose. Où est-il ? Où m'entraîne-t-il ? Pourquoi je ne suffoque pas ? L'effroi ! Hantée par mes souvenirs, ma voix d'enfant, masquée par un rire sonore, glace mon corps. La mer, le froid, la peur mêlés, comme dans mes anciens cauchemars... Je voudrais me débattre, je voudrais nager même mais je ne peux pas. Quel âge ai-je ? Je ne sais plus. Ce froid, tout ce froid, et ma vie qui s'en va... Sa force me plaque contre lui. Une forme humaine contre mon corps engourdi serre davantage son étreinte. Je la crois plus protectrice, moins joueuse, presque inquiète. Je me trouble. Il ne bouge pas. Ses bras enserrent ma taille et mes épaules, protecteurs. Il ne bouge pas et pourtant je sens le courant filer sur mon visage. Nous avançons. Soudain, dans les ténèbres, l'air explose comme une bulle de savon. Je n'y comprends rien. Mes deux pieds touchent un sol rocailleux qui s'étire vers un léger point lumineux. Allez, un peu de courage, je dois mieux ouvrir les yeux. La grotte ! Ce que nous autres, Amazones, prenons pour deux lacs différents, un dedans, minuscule, au fond de la cavité, le grand à l'extérieur, n'en sont qu'un seul relié par je ne sais quel boyau que Iolass nous a fait traverser. Pas un seul bruit n'a troublé la tranquillité des lieux. L'atlante a fait corps avec l'élément. J'ai toutes les peines du monde à retrouver la maîtrise de mes émotions : colère, peur, panique, déception ou incrédulité. J'étais dehors, j'étais devant ce lac, j'en suis sûre, je ne peux me tromper. La nausée hallucine mes pensées.

_ Comment ? bafouillè-je en tentant un pas mal assuré.

_ Comment fais-tu corps avec la forêt ? suggère-t-il en haussant les épaules.

Je reste interdite, hébétée et trempée jusqu'aux os. Iolass semble si serein, à peine mouillé, pire déjà parfaitement sec et frais.

_ Je vais chercher nos chevaux et du bois, tu vas avoir besoin d'un bon feu, décide-t-il.

???

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant