Alia

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Le froid glacé a envahi l'intérieur de mes appartements. Psyché se pelotonne sous des montagnes de fourrures. Ma manie de tout laisser ouvert va finir par la rendre malade. Mais elle ne se plaint jamais. Elle préfère me reprocher mes veilles permanentes dans les profondeurs de mon laboratoire. La nuit dernière, il a bien failli exploser. Une étourderie : j'ai mélangé sans m'en rendre compte deux matières ennemies. Heureusement le son de la petite détonation a été étouffé par l'épaisseur des murs mais la fumée a saturé l'atmosphère de nos chambres. J'ai ri, tout simplement. Cyrène et Psyché m'ont grondée. Mais à quoi bon ? Cyrène veille jalousement à ce que je prenne quelques heures de sommeil tous les jours.

Ce matin-là pourtant je ne peux aller me coucher. Je suis sûre d'avoir enfin trouvé la bonne composition. Je l'ai essayé sur plusieurs rats du palais et les symptômes sont exactement ceux que j'ai observés sur les navires atlantes. De la fièvre d'abord puis une douleur telle qu'elle déchire les entrailles. Isoha m'a toujours appris que les rats et les hommes sont faits par les dieux de la même pâte. Ce qui soigne les uns, soigne les autres ; ce qui tue les uns, les autres en meurent. Bien sûr la Grande Prêtresse préfère toujours vérifier ses essais sur un esclave. Mais je ne m'y résigne pas. Quoique ? Une pensée inavouable traverse mon esprit fatigué. Iolass ne l'aurait pas volé. Je suis encore mortifiée de sa dernière humiliation, accentuée par l'intérêt que ma mère a porté à la levée de sa punition. Je ne sais pas encore que la reine elle-même va me donner une occasion si simple de lui renvoyer le mal dont il m'a torturée. De là à en faire un cobaye, il faut être raisonnable. En outre les Atlantes ont des réactions moins rapides aux plantes que nous utilisons. Je l'ai remarqué sur le navire, en bien comme en mal. Quand j'aurai l'antidote, peut-être...

Ce que je deviens ne me plaît guère, je glisse vers des abîmes dont seule Hippolyte est la maîtresse : la haine et la colère. J'ai toujours été en colère. Ma vie entière n'est que colère. Mais la haine ? Ce sentiment est trop nouveau pour que je ne puisse l'étouffer. J'ai sauvé ce prince pour mieux me perdre moi. Rechercher l'antidote du poison du roi hyksos est encore ce qui me reste de meilleur.

La terrasse s'est couverte de gel. Je vois s'éloigner le temps où je chassais insouciante dans les bois avec mes aigles et mes loups. J'étais si sûre que l'avenir du temple ne me conviendrait pas. J'ignorais alors combien j'étais libre là-bas. Psyché revient à l'assaut. Je me laisse gagner par la raison et dors quelques heures malgré l'excitation. Mais mon repos est rapidement compromis par une effervescence inhabituelle dans le palais.

Les cornes de brume résonnent sur les remparts extérieurs. Un navire ? En cette saison, c'est impossible. Même Méphistès a pris ses quartiers d'hiver. Il mouille dans la partie nord du port, sur le quai qui lui est dévolu. Je m'habille en toute hâte et rejoins la salle du trône. Ma mère, nerveuse et fermée, va et vient en distribuant ses ordres. Elle exige sèchement que je prenne une escorte armée commandée par ma sœur et que je me rende sur le port pour accueillir nos visiteurs. Hippolyte semble aussi étonnée que moi. Notre mère dissimule mal ses craintes.

_ S'ils viennent en ambassade, ramenez-les au palais. Je les recevrai. Mais gagnez du temps, que nous nous préparions.

_ Bien, mère, répondons-nous en chœur.

_ Alia, prends ta meute et tes aigles. Accueille-les dans la majesté de ta puissance. J'attends de toi de la diplomatie mais aucune faiblesse.

_ Bien, mère, acceptè-je sans comprendre.

_ Hippolyte que ton escorte soit en armes de guerre.

_ À vos ordres, majesté.

_ Allez, nous congédie-t-elle.

Pour que ma mère ait peur, c'est que le danger est réel. Je me change sans attendre et arpente à la hâte les couloirs du palais. Hippolyte, dans la cour, a prévu pour moi ma jument préférée, harnachée comme pour la chasse. Ses compagnes sont solidement armées. Ainsi entouré, protégé par ma meute de loups, l'équipage ne manque pas de prestance. Nous franchissons la première enceinte, descendons l'allée principale au petit trot. À quelques pas de la porte de bronze, j'envoie mes aigles au-delà des remparts. Ilia revient sur mon bras. Il dessine de son bec la marque des voiles dans la paume de ma main. Un spasme parcourt tout mon être. Je regarde ma sœur médusée :

_ Hyksos !

Nous nous observons en silence. Elle est bien plus calme que moi.

_ Tu négocies et, si besoin est, je me bats. La reine te croit parfaite dans le rôle du diplomate. Pour le reste, je suis là. Personne ne te touchera ! Nous aurons bien le temps de devenir ennemies...

Je ne sais si elle a voulu me rassurer mais je crois qu'elle a essayé. Nous ordonnons aux lourdes portes de s'ouvrir. Les navires ne sont plus qu'à quelques encablures. Méphistès rôde déjà sur les quais déserts. À la vue de notre troupe, il sait que c'est grave. Hippolyte lui offre un cheval. Il vient aussitôt se placer entre nous.

_ Ils sont en deuil, nous informe-t-il.

_ Comment le sais-tu ?

_ La couleur des voiles.

Nous attendons qu'ils larguent leurs amarres. Les voiles en effet arborent le noir traditionnel des défunts. Hippolyte descend de sa monture et longe le ponton.

_ Alia, envoyée de notre Reine, Princesse de sang, vient à vous en paix, annonce-t-elle péremptoire.

Deux hommes d'âge mur se penchent du bastingage. Leurs vêtements sombres, leurs cheveux défaits et leur barbe négligée confirment les soupçons de mon pirate de frère. Je reste méfiante. Ils me saluent respectueusement sans descendre de leur navire et confient un rouleau à ma sœur. Elle me l'apporte. Les signes dansent sous mes yeux sans que je n'en déchiffre rien. Je ressens durement cette ignorance qui pourtant ne la gêne pas. Ma sœur paraît trouver normal d'en confier sa lecture à cet être subalterne de Méphistès. Percevant ma frustration d'être ainsi réduite à ses services, mon frère fait tourner sa monture pour faire dos à nos invités.

_ Leur roi vient de mourir. Le jeune héritier les envoie en ambassade pour s'assurer de la neutralité de notre royaume dans leur conflit avec les Atlantes.

J'écoute attentivement mais un détail capte ma vigilance. Ilia décrit des cercles significatifs au dessus de la cabine du plus gros des vaisseaux. Une personne s'y terre, une proie d'importance...

_ Sa Majesté, votre Roi, est le bienvenu si ses intentions sont pacifiques, osè-je. Nous partagerons sa douleur. Sa Majesté, notre Mère, est prête à vous accueillir pour peu que vous respectiez les lois de notre cité.

Mes paroles laissent chacun interdit. Méphistès se retourne perplexe. Les deux hommes jettent un regard implorant vers la cabine. L'épaisse tenture se soulève et un homme, d'une vingtaine d'années, en deuil, sort un sourire acerbe aux lèvres.

_ C'est en bons voisins que nous venons, déclare-t-il de sa voix nasillarde. Nous acceptons l'hospitalité de sa Majesté. Mes hommes se montreront respectueux.

J'ai gagné. Mon intuition n'a pas failli. Le prince, plutôt le nouveau roi, est venu en personne. Méphistès me fait un clin d'œil complice. Je suis grisée par ce succès. Nous laissons Hippolyte assurer la sécurité. Ilia volera lui faire signe lorsque le banquet sera fin prêt. La délégation sera fortement encadrée.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant