C'est à peine si je perçois les mouvements des bateaux. C'est le son de l'eau sur la coque et le grondement des cornes qui m'avertissent. Nous quittons Thermiscyre. La panique m'envahit d'un coup. Je veux sortir de la cabine mais la porte ne s'ouvre pas. Prisonnière ? Qu'est-ce que cela signifie ? Je tambourine sans relâche. Rien ! Personne. Est-il possible que l'on nous ait trompés ? La côte ne doit pas être loin mais, avec cette fracture, je n'y arriverai jamais. Iolass... Il n'a pu les laisser faire. Mais son désir de me protéger est si violent. Comment savoir ? De toute façon, je suis faite comme un rat.
Soudain la porte s'ouvre le plus naturellement du monde. Elle recule simplement dans le mur pour se refermer aussitôt. Mentis entre, accompagné d'un petit homme très fin, presque invisible, l'air aimable. Je lui saute à la gorge :
_ Libérez-moi ! Vous me retenez prisonnière.
_ Non, répond-il avec une douceur sincère. Vous pouvez aller où bon vous semble bien que je vous déconseille la salle des machines.
_ Encore faudrait-il que j'ouvre cette porte !
L'inconnu pouffe de rire, ce qui est loin de m'apaiser. Mentis me dévisage penaud. À coup sûr, il ne voit pas le problème. D'une voix aimable, aux sonorités graves, son compagnon se permet :
_ Pardonnez-nous, Princesse, nous avons juste omis de vous expliquer certaines choses. À notre décharge, aucun étranger ne demeure chez nous, en tout cas aussi librement. Vous voyez cet œilleton sur le mur à droite, (je hoche la tête), il vous suffit de passer la main devant et la porte s'ouvrira. D'ailleurs si vous souhaitez vous enfermer, pressez-le ainsi. La lumière bleue vous indique que c'est verrouillé.
_ Pour l'ouvrir à nouveau ?
_ Pressez-le jusqu'à ce que la lumière disparaisse.
D'accord, je suis une idiote. Non, comment dit Iolass: une primaire. Je m'approche de la console pour exécuter les gestes à mon tour. Ma naïveté les amuse. Comment cela fonctionne-t-il ? D'où provient cette lumière ? Comment la porte s'ouvre-t-elle ? Tout ici est si étrange ! Il est temps de devenir un peu sérieuse :
_ Qui êtes-vous ?
_ Eliâtre, médecin du bord. J'étais venu pour examiner le prince et m'assurer que les Amazones l'avaient bien traité. Iolass est un vieil ami, nous nous connaissons bien. Mais il n'est pas là. Cependant il a exigé que je m'occupe de votre bras.
_ Mon bras ? Que voulez-vous dire par bien traité ? Iolass ne souffre de rien ! Pour qui nous prenez-vous ?
_ N'empoisonnez-vous pas vos amants ? Je doute que vous l'auriez rendu, contre votre gré, avec l'antidote.
_ Il le refuse, haussè-je les épaules. Et puis vous n'auriez pu le combattre, ses effets vous sont inconnus.
_ Nous sommes ignorants dans l'art des poisons, j'en conviens, mais j'espérais pouvoir stopper ses symptômes le temps d'en obtenir plus.
_ Comment les Atlantes peuvent-ils ignorer l'art des plantes ? Vous êtes si...
_ Civilisés ?
_ Oui.
_ Trop, sûrement, intervient Mentis. Certains savoirs en ont supplanté d'autres et les ont fait tomber dans l'oubli.
Je crois que je comprends. Reste cette impression désagréable de déjà vu qui me tient dès que je vois celui qui, de l'aveu même de Iolass, est son meilleur ami. Il veut se retirer pendant que le médecin m'examine.
_ Ne partez pas, s'il vous plaît. J'aimerais vous poser quelques questions. Le corps d'une femme ne vous est pas odieux à ce point.
Ils se regardent perplexes. Il ne s'agit pas de cela, j'en suis consciente mais je n'ai que faire de leur fausse pudeur. J'exige des réponses, pas des manières chevaleresques de pacotille. Eliâtre m'aide à retirer ma tunique et m'invite à m'asseoir sur la banquette moelleuse. Patiemment, il retire les bandages pendant que Mentis s'évertue à regarder l'horizon. Malgré lui, son air pincé me fait rire :
_ Pourquoi ai-je l'impression de vous connaître ?
_ Le poison hyksos, répond-il sans se retourner. Ce n'était pas le poison du roi, heureusement. Mais la douleur était atroce. Je me souviens de votre dévouement, sans relâche, de votre obstination.
_ Je me souviens de vous... Pardonnez-moi, vous étiez si nombreux.
_ C'est vrai, sourit-il. Beaucoup de ces hommes savent ce qu'ils vous doivent. Alors ils vous suivront jusqu'à la mort. Leur serment est sincère, n'en doutez pas. Eliâtre, verdict ?
Le médecin effleure ma peau doucement diffusant dans mes chairs une étrange chaleur un peu fluide. Son regard se perd sur mon bras, si fixe que je pourrais penser qu'il invoque les voix d'Hadès.
_ Double fracture, nette. Iolass a bien fait les choses. Je vais m'en occuper, tu peux prévenir Kalian ; il ne faudra que quelques jours.
_ Quelques jours ? Qui est Kalian ?
_ Le général Oloros, précise le médecin amusé, le fils. Pour le reste, vous allez comprendre. Chaque jour, deux fois pour être exact, le matin et le soir, j'appliquerai ce mélange sur votre bras. Il nous servira à reminéraliser vos os.
_ Désolée, mais je ne comprends pas.
_ Vous allez voir.
Il passe un onguent gris-vert et froid aux endroits des fractures puis dépose sa main légère sur mon bras pour le faire pénétrer dans mes chairs. Je n'en reviens pas. Sans que je ne sente rien, en quelques secondes, il n'y a plus rien. Cette sorte d'argile a complètement disparu.
_ Le mélange va se fixer sur les fractures, expose le médecin en sortant de sa méditation, les maintenir en place et aider votre corps à se réparer lui-même.
_ Et vous êtes incapables de traiter de simples poisons ?
_ La vie est sacrée sur l'Atlantide. C'est une sorte de tabous. Notre médecine s'appuie sur notre maîtrise de la matière, sur ce qui la constitue.
_ Sur l'eau ?
_ C'est cela. Dans le sang, le poison est trop mêlé à la matière pour que nous puissions le dissocier par notre maîtrise.
_ Je peux me servir de mon bras.
_ Quand même pas, tempère le médecin. Je vais l'immobiliser à nouveau.
Je me laisse faire, docile. À nouveau seule, je m'abandonne à la fatigue. J'ai tant souhaité partir, tant voulu voir le monde. Je ne peux étouffer mon excitation. En même temps, comment pourrais-je éteindre l'angoisse qui m'étreint. Iolass ! Que fait-il ? Vers quel danger court-il ? Il a promis de veiller sur lui. Mais cela suffira-t-il ? C'est la troisième fois que nous sommes séparés. La fois dernière, j'ai flirté avec la mort, je ne peux envisager que ce soit à nouveau le cas. Pas lui, je ne le supporterai pas. Une lune ! Une lune, a dit Isoha. Dans une vingtaine de jours, il devra avoir quitté Thermiscyre. Coûte que coûte. Et moi ?
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...