Alia

432 22 4
                                    

Je croyais être prête à voir le monde. J'étais sûre d'être prête. J'avais depuis des mois, des années, le sentiment d'étouffer entre les murs austères du temple d'Artémis. J'étais certaine que Thermiscyre ne me suffirait pas. J'avais cumulé les escapades nocturnes, partout, près des remparts du port, dans les arcanes du palais, au temple d'Apollon. Je rêvais de prendre un navire, de partir loin à l'aventure. Pourtant seule avec Cilia, au milieu de ces gisants, le monde m'éclate en pleine figure. Il se montre à moi dans toute son horreur et sa cruauté. Ces hommes, au visage cireux, presque grisâtre sous leur peau pâle, paraissent se consumer de l'intérieur. Leurs regards cherchent un salut qu'ils ne trouvent pas. Sous les bandages, leurs blessures continuent leur travail. Les Hyksôs ! Ma mère ou la Grande Prêtresse nous en parle parfois, toujours avec une retenue quasi religieuse. Ils ne font pas de prisonniers et tuent même avec du retard. Cela, toute amazone le sait. Nous apprenons à refaire et à combattre leur poison dans le temple d'Artémis ; nous apprenons à les vaincre aux combats dans celui d'Arès, nos pires ennemis.

Je n'étais pas prête à être là. J'avais tellement de certitudes. Plus aucune ne tient face à un tel spectacle. J'erre entre les lits, m'interrogeant sans cesse sur la marche à suivre. Ma mère savait ? Bien sûr qu'elle savait ! C'est une sorte de punition. Elle rabat mon impertinence par cette épreuve. Je ne peux pas la décevoir. Je dégage une table et me mets à composer un remède. Cilia m'apporte les pointes de flèches que les Atlantes ont retirées. Elles sont semblables à celles que nous avons étudiées au temple, couvertes de piquants, si fins, si minces qu'ils se brisent dans les chairs et distillent le poison. J'espère seulement que sa composition n'a pas changé. Les Atlantes ont lavé les pointes, l'odeur ne peut me guider. Thanatos est là, flottant autour de moi. Je le sais, je le sens. Mais je ne lui laisserai pas ces hommes. Je prépare le remède et l'administre à chacun selon le nombre de blessures reçues. Il faudra plusieurs nuits avant d'en voir les effets, veiller les blessés jour et nuit. La tâche sera ardue mais Cilia m'assiste de bonne grâce. Elle va sans cesse chercher des blocs de glace, essuyer les fronts avec un linge gorgé d'eau fraîche.

_ Vous semblez fatiguée, me dit-elle gentiment.

Je n'ai nulle envie de céder à la fatigue. Mon repos serait bien inutile. J'évite toutefois de la rabrouer. Nous nous apprivoisons encore :

_ Comme toi. La nuit tombe à nouveau. Va te reposer. L'une de nous doit le faire.

Elle désapprouve, c'est certain, trop peu habituée à voir une femme diriger sa vie. Aussi tente-t-elle de me convaincre :

_ Toucherez-vous un peu à ce repas?

_ J'essaierai.

Elle quitte la place. Je ne peux pas lui en vouloir. Être ici est si difficile.

_ Qui êtes-vous ? me demande un mourant d'une voix presque inaudible.

_ Restez calme. Économisez vos forces.

L'homme est immense, un vrai géant, un titan pour sûr. Son corps démesuré, sculpté pour le combat le rend herculéen. Ses cheveux blonds, presque blancs, n'adoucissent pas son visage torturé par la douleur.

_ Nous allons mourir ?

C'est plus une évidence qu'une question. Je mens :

_ Vous n'avez reçu qu'une seule flèche. Vous vivrez.

_ Le roi ! s'agite-t-il.

_ Calmez-vous ! Votre roi va bien.

_ Non ! m'agrippe-t-il. Son arme... rapide, froide. Il a été touché. Mon frère, il a été touché, finit-il en me désignant un de ses compagnons avant de perdre connaissance.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant