Alia

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Jamais remarque ne m'a autant piquée. Toute la puissance de mon ignorance m'est tombée d'un coup jusqu'à m'écrouler. Je sais pourtant tant de choses que cet imbécile ne peut qu'ignorer. Connaît-il les voix du vent dans les frondaisons, l'art subtil du langage de la meute ? Peut-il voler dans l'entrelacs des branches de la forêt ? Son peuple n'est-il pas venu nous chercher quand il a fallu recourir au pouvoir des plantes ? C'est vrai, nous, les Amazones n'avons pas d'écriture. Peuple de guerrières et de chasseresses, qu'avons-nous besoin de papyrus pour nous battre !

Sitôt dans mes appartements, je m'enferme dans mon laboratoire. J'ai mis longtemps à le trouver. Psyché et moi, l'oreille collée contre les murs, nous nous sommes laissées guider par le bruit de l'eau. Le plus difficile a été de comprendre comment faire bouger le panneau de mur qui en fermait l'entrée. Heureusement même Dédale a ses habitudes et j'ai fini pas trouver. Le mécanisme s'active par un des chenets de la cheminée. Une fois poussé vers l'âtre, le chenet actionne le verrou de la porte de pierre. Nous l'avons péniblement poussée pour découvrir un long couloir obscur qui n'en finissait pas de s'enfoncer dans les sous-sols du palais. Inutilisé depuis plusieurs dizaines d'années, la poussière et les araignées en avaient fait leur habitat. Mais notre goût pour l'aventure nous a ôté toute frayeur. Nous avons enflammé les torches que nous avions dérobées aux magasins du palais et avons commencé notre descente. J'ai ordonné à Psyché de m'abandonner pour veiller en haut à ce que je ne sois pas surprise. Les ténèbres étaient totales mais je distinguais au loin une faible lueur. Je m'y suis dirigée et j'ai trouvé bientôt une pièce assez spacieuse équipée d'un fourneau et d'une fontaine coulant en continue. La lumière du jour pénétrait par de hauts soupiraux. J'entendais distinctement le brouhaha de la cour des gardes au nord du palais. De même, examinant, de plus près le fourneau, j'ai compris que son conduit rejoignait ceux des cuisines. Des étagères crasseuses courraient le long des murs humides. Malheureusement les innombrables pots remplis d'herbes ou de poudres diverses n'étaient plus bons qu'à être jetés. Ce n'est pas si grave. Cyrène accède encore facilement au temple. Elle est éclaireuse à présent et donc susceptible d'avoir besoin de ravitailler sa ceinture. Je fais donc le ménage.

En outre, lassée de mon oisiveté, ma mère m'a chargée de l'organisation des marchés. Chaque matin, je me rends au cœur de la ville sur les places des bas quartiers pour veiller au respect des règles, à la levée des taxes. J'ai ainsi accès à toutes les marchandises du royaume, y compris celles du port. En effet ma fonction m'oblige à surveiller les marchands et leur cargaison. Mon esprit enjoué et curieux, si peu habituel pour une personne de mon peuple m'a faite apprécier de tous. Tout en bavardant, je glane ça et là des informations sur le monde extérieur. Malgré la saison finissante, j'aime l'éclectisme des quais. Il est bientôt notoire que l'économe du port amazone a changé, que la nouvelle est droite mais accueillante, diplomate mais ferme et soucieuse de l'avenir du royaume. Les quais se remplissent. Les navires s'arrêtent plus volontiers, tout en acceptant de bonnes grâces les règles strictes de notre cité. Avec une rapidité propre aux commerçants, les capitaines se dotent d'esclaves femmes intelligentes et instruites qui peuvent pénétrer les remparts et vendre elles-mêmes les produits sur nos marchés. Ma mère est satisfaite. Elle souhaite cette ouverture. En quelques mois, sans froisser les susceptibilités ou les monopoles, je suis parvenue à réaliser ce grand projet qui piétinait. J'avoue que toute cette organisation me procure une grande satisfaction. Mes qualités de meneuse, maintes fois éprouvées dans le temple, se sont montrées fort utiles. Je croise sur le port toutes sortes de nations et mon statut m'offre une grande liberté de conversation. Dès que je le peux, je discute avec les médecins de bord, enrichissant ainsi chaque jour mes connaissances.

Déjà reconnue dans le monde extérieur, mon amabilité fait également son ouvrage parmi les habitantes de la cité. Je connais les plus jeunes car toutes ont été élevées dans le temple. Mais elles sont plus âgées que moi et, malgré mon rang, je tâche de préserver une certaine déférence due à leur âge. En cette année de sècheresse, les récoltes préoccupent grandement notre peuple. Je veille à ce que les greniers soient pourvus, quitte à importer de grandes quantités de blé. Méphistès m'aide beaucoup dans cette charge. Ma mère commence à suggérer une tournée dans nos campagnes. Le peu de réponses à nos messages, dans le nord du royaume, l'inquiète de plus en plus. Aller au-delà des remparts de la cité, découvrir notre royaume, je me porte immédiatement volontaire. Mais la reine préfère attendre encore un peu. J'obéis docilement. Je suis résolue à paraître une jeune fille soumise et disciplinée. Ma froideur à l'égard du prince atlante me vaut déjà suffisamment de réprimandes. Je ne dois pas la contrarier davantage.

Les semaines passent et la composition du poison hyksos me résiste toujours. À partir des pointes dérobées sur les navires atlantes, j'ai pu l'étudier, l'essayer sur les rats qui sont légion dans les basses fosses du palais. J'ai soigneusement observé les effets et je tente de les reproduire, certaine que tant que je ne l'aurai pas refait, je ne pourrai en trouver l'antidote. Entre mes principales occupations et la vie du palais, leurs cérémonies, les audiences auxquelles ma mère m'oblige à participer, les chasses qu'elle n'a pas osé m'interdire, ma vie file à une vitesse vertigineuse. Grâce à ma prévoyance, les greniers du royaume sont prêts pour l'hiver. Cependant l'automne a été cruellement sec et l'inquiétude demeure. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant