Notre relation se simplifie. Au petit matin, elle s'éveille tranquille, heureuse de constater qu'elle s'est endormie aux creux de mes bras. La fureur de la veille s'est évanouie. Elle devient raisonnable. Pour autant sa nuit a été agitée. Des images funestes l'assaillent parsemant ses nuits d'innombrables cauchemars. Mais j'en prends mon parti ; je ne peux la défendre contre cela. Quand je l'interroge, elle ne répond pas, gênée. C'est trop flou pour qu'elle puisse identifier quoi que ce soit. La mort, c'est tout, du bruit, des flammes... Rien de très concluant en effet. Je n'insiste pas, ses visions la déroutent. Elle voudrait les maîtriser.
_ Cela viendra. Sois patiente. Tu contrôles tout ça bien mieux que moi.
Elle sait que je ne la trompe pas. Elle sait que je ne parviens pas à cloisonner nos deux êtres en permanence en lien avec elle. C'est malgré moi que je l'espionne. Malgré moi ? Je me mens à moi-même. La vérité est plus lâche. Je ne m'y résous pas. J'aime sentir ses émotions, deviner chaque seconde son état d'esprit, presque l'anticiper. Notre symbiose me plaît trop pour que j'y renonce. Là, je la devine changeante, fuyante, prête encore à élaborer je ne sais quel projet inconsidéré.
_ Tu exagères.
_ Quoi ? se défend-elle.
_ J'ignore à quoi tu penses mais je le désapprouve.
Elle fait une moue adorable. Elle ne s'offusque plus de mes intrusions.
_ Tu ne sais même pas de quoi tu parles, me taquine-t-elle.
_ Sur ce point tu as l'avantage.
_ Pas vraiment, s'empresse-t-elle, mais une chose me préoccupe en effet. Un mot qui m'interroge depuis mon retour.
_ Un mot ?
_ De Perséphone, enfin je crois. Je n'en suis plus très sûre.
_ Je t'écoute...
Elle réfléchit longuement. Je m'impatiente. Elle ne peut tout changer en moi. Elle se lance.
_ Elle vous a qualifié des fils de l'âge d'or. Je crois deviner un peu ce que cela signifie mais pas pleinement, j'en ai conscience.
_ Et qu'en as-tu déduit ?
_ Que vous avez survécu au déluge, tente-t-elle. Vu ce que tu m'as montré hier, je suppose que ce n'était pas si difficile.
Pas difficile ? L'expression me paraît présomptueuse. Notre survie n'a pas été si facile, ni dénuée de conditions. L'Atlantide a un devoir immense, hérité de ces temps anciens, devoir qu'elle oublie trop sans doute. Elle demeure interdite.
_ L'âge d'or était un temps extraordinaire. Les hommes, les peuples vivaient en harmonie. Les progrès étaient extraordinaires. Tu ne peux imaginer tout ce que les hommes y ont perdu. Nous maîtrisons l'eau mais d'autres maîtrisaient l'énergie du feu que couve la terre, le vent ou l'énergie du soleil. Certains communiaient tant avec la nature qu'ils étaient mi-homme, mi-animal, communiquant avec tous les êtres, avec la planète elle-même.
_ Nous en aurions gardé des traces, m'interroge-t-elle.
_ C'est possible. Votre peuple n'a pas d'équivalent.
_ Que s'est-il passé ?
_ Que disent tes légendes ?
_ Que Zeus s'est mis en colère tant les hommes s'entretuaient, tant ils oubliaient qu'on ne peut pas égaler les dieux.
_ C'est un peu ça, d'un certain point de vue.
_ D'un certain point de vue ?
_ Un roi s'est mis en tête de concentrer autour de lui tous les savoirs, toutes les énergies, tous les pouvoirs. Il mena des expériences, comment dire, monstrueuses. Tout n'était plus que folie. Bientôt ses armes furent prêtes et il lança son armée inhumaine sur les peuples qui l'entouraient. On n'entendit bientôt plus que les voix du carnage, les gémissements des mourants. Ce fut l'escalade. Chaque peuple voulut se défendre et transforma ses dons. La nature se dérégla, le climat se transforma, irrémédiablement.
_ Mais vous n'y avez pas participé.
_ Nous avons tenté de l'arrêter bien sûr. Mais les Atlantes n'ont jamais eu de volonté d'extension. La frénésie de guerre ne fait pas partie de nos défauts.
_ Vous avez été épargnés.
_ Le déluge est un fléau qui ne nous touche pas.
_ Vous étiez les seuls survivants ?
_ Non ! Bien sûr que non. Mais ceux qui demeuraient avaient tout perdu, ils étaient trop faibles pour reproduire leurs erreurs.
Elle entrevoit ce que cela implique. Notre civilisation a des millénaires d'avance sur la sienne. Elle n'imagine pas à quel point, elle comprend à présent ce sentiment de supériorité qui était le mien.
_ Tout ici doit te paraître si...
Elle ne trouve pas le bon mot.
_ Primaire, chuchotè-je sans oser la froisser.
Elle rit :
_ Ça doit être ça, primaire...
_ La civilisation nous pousse à oublier certains fondamentaux.
_ Comme ?
_ Je me demande s'il reste sur l'Atlantide un arbre qui n'ait pas été planté de la main de l'homme, s'il reste un seul animal sauvage. Des rats peut-être, mais pas au-delà du deuxième cercle.
Je suis perplexe. Je vois trop à présent combien nous nous sommes éloignés de ce que nous étions. Nous commençons même à prendre goût aux batailles. Nous devenons à notre tour l'horreur que nous avons combattue. Je me souviens avec dégoût de nos fanfaronnades adolescentes sur notre désir du monde, de notre envie de suprématie. Allons, c'était la civilisation que nous leur apporterions pour leur bien. Les autres étaient si barbares ! Ni dieu, ni maître, nous nous sommes perdus.
_ Ni dieu, se crispe-t-elle.
_ Beaucoup d'entre nous pensent que ce ne sont que des contes de bonne femme.
Elle encaisse. Je suis maladroit. Je m'en veux. Elle me sourit tendrement.
_ Tu n'y es pour rien si tu es un sale petit prétentieux.
Pourquoi s'arrange-t-elle toujours pour me surprendre ? À sa place, j'aurais tempêté, exiger le respect qui m'était dû.
_ Et maintenant ? demande-t-elle.
_ Maintenant ?
_ Qu'en penses-tu de tous ces contes de bonne femme ?
_ Que les Atlantes vont le payer très cher.
Je décide de couper court à cette conversation. Je n'oublie pas que j'ai deux rouleaux à examiner à l'andréion. Hippolyte sait quelque chose d'important et je tiens à découvrir quoi.
_ Tu m'apprendras ?
Cela ne ressemble pas vraiment à une question, je jurais un ordre.
_ Quoi donc ?
_ À lire !
J'éclate de rire. Je ne crois pas cela nécessaire, plus maintenant. Elle tempête. Le sujet est certes sensible mais elle devrait avoir plus confiance en ses talents.
_ À mon humble avis, il te suffira de les toucher pour qu'ils te dévoilent leur contenu.
_ Tu crois ? s'étonne-t-elle hésitante.
_ Leur écriture appartient au passé. N'est-ce pas ce que tu vois le mieux ?
L'expérience la tente. Elle s'habille très vite et résout de m'accompagner dans la bibliothèque de l'andréion.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...