Alia

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Il ne dit pas un mot. Je vois bien que cette vieille cicatrice l'ébranle mais je ne vois pas pourquoi. Je me sens impuissante. J'arrange ma tenue, ma coiffure et m'approche du feu. Cela ne suffit pas. Mon bain forcé m'a glacée jusqu'aux os, ni la laine, ni la tiédeur du foyer ne me réchauffe. Je m'approche de lui. Son regard hagard se laisse porter par le vacillement des flammes. Il n'est pas vraiment là. Féline, je me glisse doucement au creux de ses bras. Il me laisse faire, m'enveloppe de la chaleur de son corps mais il ne revient pas. Où s'égare son esprit ? Je voudrais l'apaiser :

_ Ce n'est qu'une vieille blessure.

_ Je crains que non, souffle-t-il.

Je n'insiste pas. Je reprends vie. Sa chaleur irradie mon corps par vague intense. Lequel rayonne le plus, le feu ou lui ? Je ne sais. Je laisse son énergie me traverser, sa douleur aussi. Il tente de la dominer, de la chasser aussi loin que possible de ses veines mais elle l'ensorcèle, le brûle plus qu'il ne peut le supporter. L'engourdissement m'abandonnant tout à fait, je tire de ma ceinture des herbes que je mets à infuser dans un pot. Je veux faire chauffer l'eau mais il m'arrête doucement. Sans un mot, il prend le récipient entre ses mains et, en quelques minutes, des volutes bleutées montent vers son visage. Je n'arrive même pas à me demander comment il a fait.

_ Pour l'andréion. Attends quelques minutes.

Il me regarde reconnaissant et porte la boisson à ses lèvres. Malgré l'amertume immonde des herbes, il ne se plaint pas et boit d'un trait. Je répète à nouveau mes paroles rassurantes :

_ Ce n'est qu'une vieille blessure.

_ Malheureusement non.

_ Alors explique moi.

_ Non, durcit-il.

_ Pourquoi ?

Il ne répond pas. Mais je ne désarme pas :

_ Qu'ai-je vu ?

_ Pardon ?

_ Je connais ma première vision. Je crois l'avoir comprise mais tu as dit que j'avais prophétisé deux fois. Alors je te le demande à nouveau, qu'ai-je vu la deuxième fois ?

_ L'oracle ne peut-être révélé qu'à celui qui le consulte, affirme-t-il d'une voix blanche.

_ Oh, non, ris-je, tu n'as rien demandé du tout et moi non plus. Alors qu'ai-je vu ?

Mon insistance l'agace. Elle l'enferme chaque fois dans un mutisme obstiné. Une certaine frayeur commence à poindre au creux de mon estomac. Est-ce si terrible ? Pourquoi vouloir me protéger ? En ce qui me concerne, l'avenir ne peut m'effrayer ; cela fait si longtemps que je le connais.

_ Crois-tu que j'ignore ce qui m'attend ? Du jour où mon regard a croisé celui de ma sœur, je l'ai su. Je suis née pour mourir, nos lois sont faites ainsi. Ma vie n'est qu'un leurre.

_ Pas si je peux l'empêcher, affirme-t-il décidé.

_ L'empêcher ? C'est nouveau ? C'est absurde ! Je ne vaincrai pas Hippolyte. Tu pourrais m'entraîner mille ans que cela n'y changera rien. Elle me battra et me tuera.

_ Je te protégerai. Tu ne te battras pas, s'emporte-t-il. Je l'ai promis.

Bien étrange promesse en vérité. Comment croit-il empêcher l'évidence ? Il n'y peut rien, et s'accrocher à ce dessein est le comble de l'inconscience. S'il est une chose certaine, c'est que ma mère ne sera pas éternelle. Que croit-il pouvoir y changer ? Il n'espère tout de même pas tuer Hippolyte avant. Il faudra que je lui parle de ce que nous faisons au traitre ! Non : audacieux peut-être, mais pas suicidaire. Compte-t-il sur moi pour préparer une fuite ? Cela correspondrait aux visions de Tirésias, mais je n'ai pas failli une fois, pourquoi me trahirais-je moi-même ? C'est aussi insensé que ridicule. Hippolyte ne laissera jamais vivre une prétendante au trône même à l'autre bout du monde. La mort des sœurs a bien été créée dans ce but. Une seule héritière, point de contestation possible. Une reine et une seule. Soudain, je comprends. Il ne reste plus qu'une solution pour me soustraire à la loi. C'est ignoble !

_ Tu as négocié avec Hippolyte ?

_ Non, se défend-il vivement.

_ Vous avez décidé de faire de moi une enfant à vie ? Son trône contre une vie misérable !

_ Il ne s'agit pas d'Hippolyte.

_ Crois-tu vraiment être le seul homme à pouvoir m'octroyer ce droit quand je le prendrai ? m'esclaffè-je. L'arrogance atlante est plus que légendaire. Je n'ai qu'à prendre n'importe quel esclave, qu'à me rendre au temple d'Aphrodite, c'est là que l'on parque les meilleurs mâles.

_ Je te l'interdis, me coupe-t-il avec violence.

Cette idée lui fait soudain horreur. La colère aiguise son regard. Il réalise qu'il s'est engagé dans une promesse qu'il ne tiendra pas.

_ Je suis désolée, mais tu n'y peux rien. Cela ne dépend pas de toi. La reine devra trouver un autre moyen.

_ Il ne s'agit pas de la reine.

_ Mais qui ?

_ Peu importe. Tu vivras. D'une façon ou d'une autre, tu vivras.

_ Pas si tu n'as pas confiance en moi, dis-je prête à toutes les extrémités. Qu'ai-je vu, Iolass ?

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant