Alia

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Voilà deux jours que la troupe est partie. Me morfondre ne servirait à rien. Je retourne donc à l'andréion pour poursuivre ma découverte de la bibliothèque. Une alcôve me semble particulièrement intéressante. En effleurant la tablette de cire, je vois des enfants, des garçons pour être exacte, écouter et écrire sous la houlette d'un homme grave et sévère. Je retire la porte de bois et découvre des tablettes de bronze où les lettres s'égrènent une par une. Je demande à un esclave de quoi il s'agit. Alphabet m'explique-t-il. Je laisse mes doigts parcourir le mystère qui aussitôt se mue en une musique douce. Une lettre, un son, une note devrais-je dire. Curieusement un autre phénomène se produit alors. Lorsque je prends un rouleau écrit, dans une deuxième alcôve, un récit à n'en pas douter, les images ne sont plus seules. Les mots résonnent dans ma tête comme si un aède était là pour les prononcer. Ainsi mon don peut s'enrichir de ce que je suis capable d'apprendre. L'inconvénient est la fatigue que cela engendre. Je me mets à faire des siestes pour récupérer et je comprends rapidement qu'il ne me faudra pas abuser au risque de ma santé. Les voix d'Hadès se nourrissent de ma force de vie. Tout cela n'est pas sans danger. Je décide donc d'être patiente et de ne pas lire plus de deux à trois rouleaux par jour. Je commence par des traités de médecine, espérant y trouver des indices pour les deux antidotes que je veux composer. Je fais chou blanc. Cela m'exaspère. Il me faut aller à la source. Isoha passe beaucoup de temps auprès de la reine et délaisse le temple d'Artémis. Si j'arrive à occuper Thémis, sa muette, alors peut-être pourrai-je fouiller son laboratoire ? Elle doit préparer l'antidote régulièrement, par élimination, je trouverai bien quel élément, quel mélange m'est inconnu.

Ma résolution est prise pour le lendemain. Je demande à Psyché d'observer les allées et venues de l'appartement royal. Dès l'arrivée de la Vierge d'Artémis, je fonce vers le temple. Mon plan me semble infaillible. Je me fais ouvrir les portes. Ma présence provoque l'effervescence habituelle des disciples les plus jeunes. Elles me manquent aussi. Je dois promettre de revenir plus souvent. Thémis est fidèle au poste, veillant jalousement sur les appartements de sa maîtresse. Je lui commande une liste d'ingrédients très rares et trop précieux pour qu'on ne les conserve pas dans un lieu secret et sécurisé, connu seulement de la Grande Prêtresse et de sa muette. Elle rechigne. J'en ai besoin pour mes recherches sur le poison hyksôs. Elle ne peut rien répliquer à cela. Agacée, elle quitte rapidement la cellule austère d'Isoha. Je connais bien les lieux. Petite, effrayée régulièrement par des cauchemars violents, Isoha me cédait sa couche. Elle restait des heures assise à me bercer. Rassurée, je finissais par me laisser emporter par la douceur de sa voix, parfois dans ses bras. Elle a été une mère pour moi et je la trahis aujourd'hui. Je tâche de ne pas m'encombrer de moralité et me précipite dans un petit couloir dérobé sous une tenture rouge sombre. Le laboratoire apparaît, rempli comme à l'accoutumée d'onguents, de fioles, de pots, de plantes séchées ou vivantes dans un bric à brac désordonné. Isoha a mené d'arrache-pied mon initiation, professeur exigeante, elle m'y a parfois enfermée. J'ai été une élève revêche, insolente et turbulente. J'en ai presque honte aujourd'hui. Mais sa force, sa sévérité, sa volonté sont venus à bout de mes résistances. J'ai alors dévoré la connaissance et l'art des poisons, des remèdes avec un sérieux qui l'a surprise. Oh bien sûr, elle a fermé les yeux sur mes escapades nocturnes au-delà des murs du temple. J'étais loin d'être une enfant disciplinée. Une enfant ! Cette pensée me submerge de tristesse. Je m'inquiète pour Iolass. Je dois lui faire confiance. Il me manque. Une part de moi-même est là-bas. Lorsque je tâche de voir le présent, je n'y arrive pas. Faut-il que je touche pour voir ? Ou le sentiment de mort qui m'étreint à chacun de mes essais est celui qu'il me faut envisager ? L'aurais-je envoyé vers quelque chose d'aussi funeste ? Je rejette cela. Décidément il me faudra du temps pour comprendre ce don. J'aimerais tellement en parler avec Tirésias. Malgré mes invitations répétées, mon frère n'est pas venu me voir depuis si longtemps. Il m'évite ! À moins que notre mère se soit opposée à nos entrevues. Je souffre de cette absence, comme je souffre du départ de Méphistès. Souvent je me suis crue seule, aujourd'hui je réalise combien c'est faux. La découverte est amère.

Je me réfugie donc dans ma recherche infructueuse, je dois l'admettre. Tout ici est connu et exactement à sa place. La dernière préparation qui a eu lieu est un remède puissant contre les douleurs. On le donne généralement à celles que l'on est incapable de soigner pour atténuer leurs souffrances, en attendant l'inévitable. Quelqu'un va mourir ? Cela ne vaut pas que je m'y attarde. Il peut s'agir de n'importe qui. La mort frappe chaque jour dans la cité. Inutile de s'en préoccuper.

_ Tu ne trouveras rien ! s'exclame une voix trop familière pour ne pas me pétrifier sur place.

La surprise m'arrache l'onguent que j'explore. Le pot se brise sur le sol. Nous nous défions un instant. Puis je baisse les yeux. Isoha m'examine un moment. Jauge-t-elle mon embarras ? Si tel est le cas, elle devine le combat intérieur que je subis. Je voudrais tant être la fille royale, obéissante et disciplinée qu'elle attendrait. C'est au-dessus de mes forces ! Je ne suis pas Hippolyte, à vivre dans l'ombre de notre mère, miroir de chacun de ses désirs. Je les déçois depuis si longtemps. La vie de Iolass a-t-elle un autre prix ?

_ Tu n'y arriveras pas, Alia, reprend-elle sans colère.

Pourquoi ne trouverai-je pas l'antidote ? A-t-elle donc si peu confiance en son enseignement ? Je ne suis pas une si mauvaise élève. Ne m'a-t-on pas confié la guérison des Atlantes ? Elle est injuste. Je veux protester mais elle ne m'en laisse pas l'occasion. Elle sort du laboratoire en direction du naos avec le pas alerte et déterminé. Je la suis. Nous pénétrons dans l'enceinte sacrée. Thémis est encore dans le temple. Me voyant arrivée avec sa maîtresse, elle me foudroie du regard comprenant sans doute que je l'ai trompée. Isoha se dirige vers la statue monumentale d'Artémis, met une clef dans la plaque de bronze de son piédestal et dévoile à mes yeux ébahis un escalier inconnu. Elle me fait signe et nous descendons une vingtaine de marches. La pièce est petite et humide. Elle allume un flambeau. Ces lieux lui sont familiers. Elle me tend un creuset sans imaginer ce que cela provoque. Des mains s'agitent distinctement sous mes yeux assombris. Je la vois préparer avec l'aide de Thémis, piler, brûler, réduire, mélanger, filtrer, infuser dans une recette minutieuse et complexe.

_ Alia ? m'interpelle Isoha. Veux-tu bien être attentive ?

_ Excuse-moi. Pourquoi n'y arriverai-je pas ?

Maintenant que la recette a défilé sous mes yeux, je comprends encore moins qu'elle puisse m'échapper. Certes un ingrédient majeur, une algue apparemment, m'est inconnue mais, hormis ce détail, la réalisation est à ma portée.

_ Deux raisons, répond mon maître. D'abord l'antidote doit pénétrer le corps par deux entrées : dans le corps, sous forme de tisane, et dans les tissus directement.

_ Comme le poison hyksôs ?

_ Comme n'importe quel poison de flèche, oui.

Cette raison-là ne me paraît pas insurmontable. Une petite entaille contre la liberté ! La belle affaire.

_ La deuxième raison ?

Isoha se dirige vers le fond de la pièce minuscule et soulève une tenture. De nouveaux escaliers m'apparaissent glissant rapidement sous la surface lisse d'une nappe liquide. Malgré moi, je recule d'un pas. Isoha sourit victorieuse.

_ Tu vois ! Il faut nager sous l'eau quelques instants avant d'atteindre la grotte dans laquelle pousse l'algue de lumière.

_ L'algue de lumière ?

_ Sur les murs de la grotte, dans la nuit noire, cette plante se montre toute seule.

_ C'est la seule entrée ? murmurè-je découragée.

_ Non, s'amuse la prêtresse, tu peux aussi essayer par les falaises. Un autre couloir sous-marin permet d'y accéder. Mais je te préviens, je ne l'ai jamais testé.

_ Pourquoi ?

_ D'après mes seules estimations, il est deux fois plus long !

Isoha me plante là satisfaite. Je regarde plein de haine la surface de l'eau noire. De rage, j'y jette le creuset qui se brise dans un ploc étouffé. Je hais ma lâcheté. Je voudrais avoir le courage de descendre mais à cette seule pensée, à la vue de cette eau noire, mes jambes se dérobent et se mettent à trembler. Je suis furieuse. Je sais comment faire. Je sais les gestes, les étapes, l'administration, les ingrédients, tout ! Et je ne le sauverai pas ? Non, c'est inacceptable ! Ah moins que ? Oui, évidemment ! Iolass sera sauvé. Il faut juste un peu de patience.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant