Je fuis. Il n'y a pas d'autres mots. Et s'il est aisé de fuir, il est plus dur de se le cacher à soi-même. Je suis furieux. Elle sait. Cela n'est pas si terrible... Mais a-t-elle vu ? A-t-elle su que j'ai douté d'elle ? Cette idée seule est la source de ma fureur. Je l'ai fuie, elle, alors que moi seul me fait horreur. La mort ne me l'a pas prise et je suis assez stupide pour la perdre moi-même. Il est des évidences que l'on ne peut nier... J'ai cru à son piège, cela m'arrangeait bien, je pouvais la haïr. Imbécile ! Je ne sais que trop que je ne l'effacerai pas.
Le soleil se lève derrière une couche épaisse de nuages menaçants. Il pleuvra peut-être enfin. Au pire, il neigera. Revenu dans l'andréion, je passe à ma cellule. Baal est debout, comme à son habitude. Visiblement il m'attend.
_ Comment va-t-elle ? s'empresse-t-il.
_ Elle est revenue.
_ Je dois prévenir Hippolyte.
_ Elle l'a demandé ?
_ Oui.
Voilà qui m'étonne. Sa muette est passée régulièrement. Pourquoi avoir besoin de la confirmation de Baal ? Il revient sur ses pas pour me prévenir.
_ Le gouverneur veut te voir dès ton retour.
Génial... Comme si j'avais besoin de cela. De mauvaise grâce, je m'exécute. Ai-je le choix ? L'évasion traverse mon esprit. Bien sûr, histoire de fuir un peu plus loin. Minable ! Je déraille complètement. Je vais entrer dans les appartements de Larchos lorsqu'un sentiment vague, fugace et très désagréable me traverse : Alia ! Son visage apparaît à mes yeux avec une douleur vive. Absurde ! Iolass, ressaisis-toi ! Depuis quand laisses-tu une femme t'obséder à ce point ? J'entre. Larchos est déjà à pied d'œuvre, entouré par une nuée d'esclaves à l'écoute. L'andréion est une machine très bien huilée qui nécessite rigueur et précision, lâche-t-il en renvoyant tout le monde.
De nouveau seuls. Je ne peux pas dire que j'ai gardé un souvenir impérissable de notre dernier tête à tête. Il scrute mes réactions. Ma mine sombre le renfrogne.
_ Et bien, dites-moi, s'emporte-t-il. Personne ne sait rien ici.
_ Alia ?
_ Croyez-vous qu'on se soit donné la peine de m'informer.
_ Elle est revenue.
Je mesure que trop bien l'inconfort de sa situation. Il éprouve un soulagement immense et daigne enfin s'asseoir.
_ Comment va-t-elle ?
_ Elle est faible mais je crois que ça ira.
Mon malaise n'est que trop visible. À chaque question, je me renfrogne. Je ne comprends pas pourquoi il s'inquiète pour elle. Alia ignore qu'il est son père. Ne le saura-t-elle jamais ? Qui lui dira ? Cela n'a aucun sens pour elle ; dans sa langue, ce mot même n'existe pas. Y a-t-elle seulement songé ? Alors pourquoi s'imposer tant de souffrance ?
_ Pourquoi vous ne me le dites pas ?
_ Pardon ?
_ Iolass, ne me sous-estimez pas. Les choses ont changé. Alors peut-être devriez-vous comprendre que vous aurez besoin d'un allié. Certes je ne suis qu'un esclave mais...
_ Vous vous méprenez, contredis-je. Vous ne pouvez rien pour elle et vous vous inquiétez. À quoi bon puisque nous ne sommes que des esclaves.
Je suis amer, trop sans doute. Ce sentiment d'impuissance et de souffrance mêlée m'envahit de plus en plus. Alia ! Voilà qu'elle revient à mes esprits. Je chasse ce sentiment pénible d'épuisement, de vide.
_ Je vois, reprend-il sentencieux. Deux choses : avant j'étais père de six enfants, quatre filles et deux fils.
_ Avant ?
_ Oui, mais très loin, trop loin pour espérer y retourner. Alors je sais ce qu'est aimer une femme, vouloir des enfants, les voir naître, tenir leurs mains, leurs premiers pas, veiller nuit et jour lorsqu'ils ont de la fièvre, même les voir mourir. L'esclavage prend notre liberté, il ne change pas ce que nous sommes. J'étais un paysan, un homme simple mais libre. J'étais un père, je le suis resté. Vous, vous étiez un prince, un guerrier, que croyez-vous qu'Alia voit en vous ?
_ Un atlante, déclarè-je piteux.
_ Vous voulez dire prétentieux et suffisant, rit-il. Sans doute.
Je grimace. Je l'ai bien cherché après tout.
_ La deuxième ?
_ Si être esclave d'une amazone peut ne pas être si terrible, je n'en dirai pas autant de l'aimer. C'est un tourment. Je ne m'y suis jamais risqué avant...
_ Oui ?
_ La vieillesse.
C'est encourageant ! Je sens beaucoup de compassion de sa part. Mais, soyons clair, il est trop tard. Même là le besoin pressent d'être près d'elle m'étreint à m'en étouffer. Quelque chose ne va pas, sans que je sache pourquoi : elle est en danger, j'en suis sûr. Plus je résiste, plus l'idée s'imprègne dans mon esprit. Je deviens nerveux. L'angoisse sourde hurle à présent. Je n'y tiens plus. Je m'excuse et prends congé. Le vieil homme a fini.
Mon pas pressé arpente à grandes enjambées l'esplanade. Je ne vois personne. Les autres me semblent ternes, figés dans un monde qui n'est pas le mien. Les gardes ne me posent aucune question. Je passe la porte librement. J'en suis le premier surpris mais pas le temps de réfléchir. Je dois la voir, savoir qu'elle va bien. Je suis sûr du contraire. Isoha ? Cette pensée redouble mon pas. L'urgence me fait courir. La colère, la haine à nouveau. Non ! Ce n'est pas vrai. Alia ? Là, chancelante, titubante au milieu d'un couloir. Combien de folie lui faudra-t-elle ? Dans mes bras, elle s'effondre, brûlante.
_ Tu... Tu ne... venais pas.
_ Mais si...
_ Non, crie-t-elle. Tu ne serais pas venu. Tu ne serais pas venu. Je ne veux pas que tu ne viennes pas.
_ Je suis là, murmurè-je désarmé par un tel désespoir. Je suis là.
De retour dans sa chambre, je la sens s'apaiser doucement emportant dans son sommeil le sentiment d'angoisse qui m'étreint depuis mon départ. Je réalise alors qu'elle n'est pas la seule à être revenue avec un changement particulier. Un tourment, c'est le mot que Larchos a employé. Trop tard ! Nous sommes irrémédiablement liés.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...