Alia

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Ouf, les filles de mon hôte se sont amusées mais sans excès. Je suis encore reconnaissable. Je me suis prêtée d'assez bonne grâce à leur fantaisie. Je me retrouve parée et maquillée comme une fière cavalière du désert. La longue robe de laine arbore gaiement des couleurs chatoyantes sur une chasuble de fourrure sombre. Mes cheveux lavés, huilés, ont été laissés libres dans une danse bouclée, jusqu'à la taille. Jamais je ne les lâche ainsi. Elles m'y ont placé, chacune à leur tour, des sortes de petites fleurs en or pour rehausser, disent-elles, leur couleur d'ébène. Je garde la lourde ceinture de cuir des Amazones. Sur ce point, pas question de transiger. Mais je dois l'admettre, l'ensemble est du plus bel effet.

Sereine, je pénètre dans la tente de Démétrius. Des tapis somptueux et moelleux ornent le sol et les murs dans une atmosphère chaleureuse. La pièce de toile est spacieuse, bien plus que je ne pouvais l'imaginer. Le vieil homme m'accueille avec courtoisie auprès du foyer central. Ses filles sont heureuses car ma visite inattendue leur a octroyé le droit de se joindre à ce repas de fête.

_ Ce n'est point la coutume, me souffle mon hôte. Vous ne pouvez comprendre leur joie.

J'observe aussitôt ses quatre fils, de l'autre côté, près de ses deux épouses. Nulle hostilité de leur part, à mon grand soulagement, juste une maladresse gênée par ma compagnie insolite.

Les conversations se font droites et familières. Ma traversée du col enneigé les laisse admiratifs. Pourtant je n'ai rien fait. Le mérite en revient seul à mon destrier. Puis la nuit avançant, les propos dévient sur l'ambassade des Hyksos. Mon visage doit se fermer malgré moi car celui de Démétrius devient plus dur, son regard plus grave.

_ Vous ne m'avez toujours pas demandé pourquoi, s'étonne-t-il.

_ Pourquoi ?

_ Nous sommes si loin de chez nous en cette saison.

Le feu crépite devant nous. Il a raison ; il ne devrait pas être là. Trop grisée par ma nouvelle liberté, je ne me suis pas interrogée sur les raisons d'une telle présence. Démétrius est un vieux marchand aux habitudes immuables. L'hiver, il rejoint la capitale de son royaume, très à l'est, au-delà des Hautes montagnes. Il m'a plusieurs fois conté les rues animées, les marchés chamarrés, les langues mêlées, les palabres et la beauté de la cité royale. Pourquoi avoir dérogé à la règle ?

_ Nous y voilà. Puis-je m'adresser à la princesse Alia ou dois-je considérer que votre sœur va bientôt surgir pour ramener l'enfant terrible à la maison ?

Je scrute les flammes. Cela mérite réflexion.

_ Être amazone peut devenir pesant, avouè-je.

_ Non, princesse, c'est être humain qui est pesant. Si vous fuyez cela, vous êtes dans l'erreur. Où que vous alliez, vous l'emporterez avec vous.

Son regard perçant scrute ma réaction. Je reste de marbre. L'humaine condition, se résigner... Cela ne signifie-t-il pas finir ma vie une épée à la main dans une lutte que je ne remporterai pas ? Belle perspective.

_ Toutes mes filles rêvent d'être amazone. Le monde au-delà de vos frontières n'est pas fait pour les femmes. Chacune sait que le seul avenir qui leur reste est celui que j'aurais choisi.

Je le regarde sans comprendre. Ses filles baissent les yeux. Les paroles paternelles soulèvent ni colère en elles, ni amertume, juste la résignation paisible d'un destin tout tracé.

_ Le mariage, ajoute-t-il tranquille.

Le mot me dégoûte. Autant dire la mort. Point d'échappatoire. Elles ou moi, nous finirons prisonnières de nos vies. Maudite condition. Il me faut trancher :

_ Considérez que vous parlez à une amie.

_ Nous attendions des jours plus cléments pour passer.

_ Le royaume est fermé. Les gardiennes vous auraient arrêtés sans ménagement. Tout le monde ne les déjoue pas.

_ Nous espérions que, connus de la famille royale, nous serions conduits rapidement auprès de vos majestés.

_ Dans quel but ?

_ Un message.

_ De qui ?

_ Notre empereur s'étonne et s'inquiète.

_ De quoi ?

_ Vos armes sont en bronze.

C'est vrai mais je ne vois pas en quoi cette information est importante. Pourquoi le métal de nos armes aurait-il poussé Démétrius à prendre de tels risques ?

_ Les nôtres sont d'un autre métal, plus froid et plus dur que les vôtres, en fer. Vos forges ne sont pas assez puissantes pour cela. Nous en extrayons le minerai dans notre royaume mais pas seulement. Nous avons besoin de grandes quantités et utilisons les services des marchands. Or depuis plusieurs lunes, les caravanes n'arrivent plus. Pire des quantités importantes disparaissent de nos mines.

_ Que croyez-vous ? m'insurgè-je.

_ À quoi pensez-vous qu'autant de métal puisse servir ? Quelqu'un prépare une armée. Si ce ne sont pas les Amazones, l'affaire n'en est que plus grave. Vous êtes prises en étau entre les Hyksos et les Atlantes. Ce conflit dure et menace à tout moment de déborder. Malgré le procédé douteux, nous aurions pu comprendre que vous souhaitiez vous armer.

Je fixe à nouveau le foyer. À ma connaissance, ma mère n'a rien prévu de tel mais m'en aurait-elle informé ? Les flammes dansent doucement. Leur chaleur m'enveloppe apaisante. Pourtant un sentiment enfoui emplit tout mon être. Un, puis deux, puis trois, puis dix, des centaines apparaissent sous mes yeux effrayés. Leurs ailes métalliques vrombissent dans un cliquetis assourdissant. Cuirassés, étincelants, ils se jettent affamés sur des champs à peine levés. Le blé vert ploie sous l'attaque véloce, dévoré en un seul passage. Le tonnerre broie mon esprit de l'écho sec de leur passage. La nuée implacable poursuit sa route, laissant derrière elle la terre pleurer des larmes de sang. Les gouttes sanglantes roulent sur le sol éventré, rejoignent toujours plus nombreuses le lit des rivières vermeilles. Soudain son visage apparaît à nouveau. À peine deux ans, les yeux sombres, les cheveux d'ébène aux boucles finement sculptées. Il me regarde implorant, effrayé par mon cheval. Non, ce n'est pas moi qu'il regarde, c'est la maison dans mon dos ; il y a quelqu'un.

_ Princesse ? Princesse !

La voix du patriarche me sort de ma torpeur. Le feu reprend forme dans un brouillard péniblement dissipé. Son regard inquiet m'indique trop bien que j'étais partie. Pourtant, hagarde, je cherche des réponses :

_ Les criquets ?

Il éclate d'un rire sonore qui emporte tout avec lui mais mon air grave le ramène à plus de raison :

_ Les criquets ?

_ En armures. Étincelants comme les navires atlantes, des milliers, dévorant tout, désolant la terre jusqu'à ce qu'elle ne soit plus que sang.

_ Voilà un bien funeste présage, maugrée-t-il.

_ Je dois prévenir ma mère. Je dois repartir.

_ Certes, mais vous attendrez demain.

Je me souviens de tout. Les criquets ont surgi du feu comme l'indice premier d'une énigme à construire. Il ne me reste plus qu'à la résoudre. Je prends congé et m'effondre dans un sommeil apaisé. Enfin !

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant