Iolass

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D'instinct, je me dématérialise et quitte mes liens. J'ai toutes les peines du monde à retirer sa main des corps qui la retiennent par un étrange magnétisme. Ses yeux sont trop noirs, sa peau trop froide. Je prends peur. Je projette une partie de moi. Elle doit revenir. Son cri nous a tous glacés. Un cri d'outre-tombe ! Je crains le pire. Mais rapidement sa peau se colore, ses paupières clignent. Elle revient. Elle tremble, pleure comme une enfant. Jamais je ne l'ai sentie si effrayée, pas même par l'eau. La reine nous rejoint furibonde.

_ Prince Iolass, expliquez-vous.

J'hésite. Je ne suis sûrement pas le plus à même de lui faire comprendre une chose qui m'échappe.

_ Alia a gardé les voix d'Hadès.

Sa mère demeure interdite et empêche d'un geste son aînée d'intervenir.

_ Elle est devenue clairvoyante ?

_ Est-ce ainsi que vous le dites ?

_ Qu'as-tu vu ? demande-t-elle à sa fille.

Mais Alia ne répond pas. Elle grelotte, figée par la terreur de ses visions. Je la serre dans mes bras pour la rassurer et envoie en elle un peu de la chaleur qui est la mienne. Elle paraît se calmer. Elle me regarde suppliante, répétant non de la tête.

_ Les Atlantes ?

Non, toujours...

_ Qui ? s'impatiente Hippolyte qui nous a rejoints.

Alia la fixe. Comme par défi, elle tremble :

_ L'homme... L'homme-taureau ! Il les a torturées avec des armes innommables. Des poupées de chiffon entre ses mains, juste pour le plaisir, sanglote-t-elle.

_ L'homme-taureau ? s'étonne la guerrière.

La reine et moi ne nous quittons guère du regard. L'homme taureau ! Ce nom n'est que mort et meurtrissure. Méphistès partage notre inquiétude.

_ C'est impossible !

_ Je crains que si, se désole la reine.

_ Majesté, vous savez ce que cela signifie ?

_ Que le pire est à venir ! Ramenez Alia dans ses appartements. Vous êtes libre. Puis d'une voix majestueuse : les Atlantes sont hors de cause. Que cela soit dit. Hippolyte, mettez vos guerrières en éveil. Nous ne connaissons pas notre ennemi mais nous sommes désormais en guerre. Méphistès, prévenez votre roi, nos ennemis sont aussi les vôtres.

J'attends le forban dans le couloir, Alia lovée dans mes bras. Elle a sombré dans une inconscience qui ne m'inquiète pas. Elle est là, épuisée certes mais habitant son corps.

_ Que se passe-t-il sur l'Atlantide ?

_ Il n'est pas temps que tu t'en préoccupes. Tu dois veiller sur Alia.

_ Méphistès, tu esquives la question. Le royaume de Minos a été détruit depuis longtemps. Ce ne peut être lui !

Il ne me répond pas. Son visage fermé et grave toutefois ne peut me tromper.

_ Minos est mort, reprend mon pirate de frère, mais je crains que ses héritiers ne se relèvent désormais. Nous avons sous-estimé le danger.

J'en tremble. Mais pourquoi s'en prendre aux Amazones ? Elles ne sont en rien un obstacle pour eux. Méphistès se pose les mêmes questions et espère trouver des réponses sur notre île. Je le laisse rejoindre son navire. Si le royaume de Minos revient dans le politique, l'Atlantide est menacée plus que jamais. Le monde tout entier sera menacé.

Étendue sur son lit, je contemple Alia. Elle est si paisible en cet instant, si magnifique. Un désir profond m'envahit. Veiller sur elle m'a ordonné mon frère. Elle s'éveille doucement, surprise d'être à nouveau dans ses appartements.

_ Que s'est-il passé ? murmure-t-elle.

_ Tu as touché les corps...

_ Non, m'interrompt-elle, là-bas ?

Je tâche de n'omettre aucun détail. Elle écoute avec attention sa main légère sur mon bras. Mes paroles dansent dans ses yeux. Elle voit mon récit mais il me semble qu'elle maîtrise mieux certaines parties de son don.

_ Vois-tu quelque chose ?

_ Juste une impression. Je n'en suis pas certaine.

_ Dis toujours.

_ Vous n'étiez pas seuls.

_ Des espions ? Les éclaireuses n'avaient-elles pas sécurisé la zone ?

_ Il faut croire que ce n'était pas suffisant.

Elle doit se reposer. Mais cette tête de mule ne veut rien entendre.

_ Qui est cet homme-taureau ?

Je ne réponds pas. Ce nom éveille en moi trop de souvenirs macabres. Mon enfance a été bercée de ce nom comme on infiltre un poison dans les veines, une haine ancestrale.

_ Pourquoi t'effraie-t-il autant ? insiste-t-elle.

Son regard implorant attend des réponses. Pas question de se défiler.

_ Très bien. C'est le roi Minos.

Mais elle ne connaît pas.

_ L'homme par qui le déluge est arrivé.

Il n'y a plus rien à dire. Elle me contemple glacée par les perspectives qu'elle doit envisager. D'un bond, elle se lève.

_ Viens, ordonne-t-elle.

_ Où ? Tu es faible, ce ne serait pas raisonnable.

Mais l'est-elle jamais. Elle saisit ma main et saute de la terrasse. Elle devient silencieuse et vive à travers les bois. Je la suis tant bien que mal. Elle connaît chaque arbre, chaque fougère. Nous évitons les gardes sans problème. Où compte-t-elle m'emmener ? Nous nous retrouvons dans le souterrain des remparts qu'elle a empruntés lors de la venue des Hyksos. Je l'arrête.

_ Méphistès est déjà reparti.

_ Je sais mais j'ai besoin que tu me fasses nager.

Je la regarde indécis. Sa détermination soudaine m'inquiète.

_ Je ne t'emmènerai pas sur l'Atlantide sur un coup de tête.

_ Je sais, sourit-elle. Mais ce n'est pas là que nous allons. Vers les falaises, une galerie conduit à une grotte souterraine. Peux-tu m'y conduire ?

Qu'a-t-elle à l'esprit ? Pourquoi maintenant ? Son silence confus m'intrigue. J'insiste mais n'obtiens aucune réponse. Elle reste campée sur ses positions, sûre d'obtenir gain de cause.

Je cède. Nous longeons les remparts et glissons dans l'eau. En ma compagnie, elle semble dominer sa peur. Toutefois les choses deviennent plus aisées lorsque nous ne faisons plus qu'un. La galerie se situe au pied de la plus haute falaise, là où l'eau est profonde. L'entrée peut laisser passer trois hommes mais le courant me surprend et nous repousse. Elle tremble. Seule sa confiance en moi lui permet d'être là. Je renforce mon emprise et contourne le courant. Doucement je m'insinue en lui. Il nous traverse. Bien ! Il faut de la prudence et du doigté. Nous progressons. L'obscurité est totale. Alia a raison, seul un atlante peut emprunter un tel chemin. L'apnée est trop longue, tout autre s'y serait noyé. Je sens le courant s'apaiser. J'ai du mal à m'orienter. Où est le haut ? Où est le bas ? Je cherche la présence d'oxygène. Je dois me dépêcher, le corps d'Alia a ses limites. La surface, enfin ! Nous nous scindons, elle suffoque. Elle a toutes les peines du monde à reprendre son souffle. Je n'aurais pas dû. Je l'aide à rejoindre le bord glissant d'un lac souterrain d'eau saumâtre. Elle observe attentive les murs de la grotte. Malgré l'obscurité, je devine l'humidité ambiante, le sol couvert de mousse, les parois rocheuses ruisselantes, les stalactites tombantes du plafond. La caverne est magnifique, sereine. Alia semble perdue dans sa contemplation. Je la rejoins sur le rivage. Elle cherche des yeux une chose qu'elle ne trouve pas. La frustration l'envahit toute entière.

_ Puis-je t'aider ?

Elle refuse. Elle parcourt habilement les rochers glissants le nez sur le sol. Un point l'attire tout à coup. La joie fébrile l'emporte. Elle accepte mal la patience et ne manque pas de se retrouver dans l'eau. Je l'aide à retourner sur le bord. Elle est hilare. Cela commence à m'agacer. Que faisons-nous là ?

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant