Alia

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J'ai marché, guidée par sa voix, dans une pénombre presque absolue. Un froid funèbre m'enveloppe de toute part, alourdit mes pas déjà pénibles. Je traverse sans difficulté le fleuve du passé. Son cours figé dans des glaces éternelles, immuable, emprisonne fugaces quelques visages : le « père » de Iolass plus jeune, souvenir sans doute de mon passage sur son île, une jeune disciple d'Artémis qui fut mon amie avant qu'un mal ne l'emporte, le visage torturé d'un homme que l'on égorge et que j'efface bien vite, les peuplades sauvages de l'est et aussi le charisme inquiétant d'un homme immense, bronzé par le soleil que ma mère nomme Pharaon.

Ces visions m'arrêtent parfois mais, malgré la fascination, j'avance. La voix devient plus vibrante, plus sonore. Elle semble sortir du brouillard ; elle est la plus forte.

Je suis passée. Je ressens du soulagement, le sentiment paisible de l'épreuve accomplie. Mais la route est encore longue, je dois continuer. Je dois trouver le fleuve du présent. J'entends proche son rythme tumultueux et rapide mais ne le vois pas. Je tente de suivre son chant mais me dirige en vain. Je me précipite à gauche, rien. Je cours à droite, rien. Il m'échappe sans cesse. J'erre sans direction, prise soudain d'une panique amère. Où que j'aille le fleuve se défile sans cesse. Une peur étrange m'assaille : je perds sa voix. Oui, elle faiblit, retournant imperceptiblement à un monde que je fuis dans ma course. C'est trop ! Souffrir peut-être mais pas à ce point là... Je me perds, pire, je le perds. C'est un néant indicible, ma vie qui vole en éclats. Je vois son visage, son corps, ses bras qui m'ont enlacée. Je ne peux renoncer à cela. Pas maintenant, pas avant d'y avoir goûté sans crainte, pas quand je le veux enfin. Tant pis. Il me faut renoncer. Je ne suivrai pas ce fleuve incertain. Je désobéirai à Perséphone elle-même mais j'irai vers lui. C'est ma décision. J'avance.

Les ténèbres s'éclairent doucement. Une blanche clarté apparaît. Ne pas se retourner, avancer. Ne pas regretter, ne pas douter, juste avancer. Mes jambes me torturent, mon corps de plomb m'arrache des efforts inhumains. Pourtant je ne renonce pas. L'eau coule sous mes pas puis disparaît. Son cours invisible n'est qu'une fuite permanente. Je comprends : le fleuve du présent ! Ce temps n'existe pas : toujours passé, peut-être à venir, insaisissable !

Il faut poursuivre. Sa voix est plus claire, plus distincte. Ce n'est plus un murmure, il m'appelle. J'entends ce nom qu'il répète sans cesse. Je sens l'air glacé se réchauffer peu à peu. Il est là, j'en suis sûre. Je dois le rejoindre. Mais...

Soudain je comprends que ce ne sera pas si aisé. Un torrent capricieux coule, bouillonne sous mes yeux en tourbillons violents, changeants, chargés d'écueils. Le fleuve de l'avenir étale devant moi ses bras innombrables et monstrueux. Je dois le traverser, certes mais comment ? Comment choisir le bon chemin ? Même morte, l'eau me tétanise. Il faudra pourtant se lancer. Respire... N'importe quoi ! En ce lieu ! À quoi peut me servir de respirer ? Quoi qu'à bien y réfléchir, morte, je ne peux me noyer ! Qu'ai-je donc à perdre ? Lui !

Je l'aperçois. Son regard étincelant me fixe de l'autre côté du rivage. Main tendue, il m'appelle encore et encore. Il est là. Je n'ai pas rêvé. Il est là !

Le premier pas m'abat dans le tumulte. Je sombre. Je lutte. Je suis prise de frénésie. Les visions m'assaillent, toujours les mêmes. Je les connais. Elles ne m'intéressent pas. Elles ne m'entraîneront pas. Un rocher ! Le saisir ! Pas le choix. Se battre ! Continuer ! Je me relève. C'est à guet. Un autre pas, puis un autre. Le courant se déchaine encore. Il me fauche. L'eau me recouvre toute entière, noire, poisseuse et âcre. Je vois : l'Atlantide blanche et sublime, les sept cercles, le palais, ses entrailles, la chaleur terrible, étouffante, une rivière de feu sous ses pieds, filante comme des veines, grondante, capricieuse et sournoise. Ils en tirent leur secret et leur force mais ils ne s'arrêtent pas. Ils l'épuisent, la fâchent. Les fils de l'âge d'or, les garants de l'équilibre vont le rompre. Ce sera le déluge. Non, un éclair ! La montagne s'ouvre, libère le feu sur la surface de la terre. Il n'y aura plus de lumière. Non ! Je hurle. Je connais cette vision. L'Atlantide mourra, je sais cela. Nager, me reprendre, me ressaisir, revenir, c'est tout. Continuer, vers lui. Pas d'autre choix.

Je m'accroche coûte que coûte, chute encore, me relève. Mon être entier n'est plus que douleur. Je dois vivre. Il n'est pas si loin. Je veux vivre. Il m'appelle, il crie mon nom. Je lutte, il le sait. Je l'aime... Prophéties, visions, peu m'importe... Quitte à mourir demain. Brisée, je n'abandonne pas. Je perds pied encore : des navires ! Des dizaines ! Silencieux, tristes, ils glissent sur l'onde sombre emplis d'une douleur infinie. La mer est vide. L'Atlantide n'est plus. Il faut pourtant vivre, pourtant poursuivre. Je suis là, à la proue mais je ne suis pas seule. Dans mes bras, elle est là, tête brune et bouclée, souriante, vivante. Je la serre contre moi, comme mon bien le plus précieux. Elle se cache dans mon cou, se relève et tend ses si petits bras vers cet autre derrière moi. Il s'approche, enlace ma taille. Des larmes coulent de ses yeux sans visage. Qui est-il ? Tantôt Iolass, tantôt un masque, tantôt la joue marquée d'une fine cicatrice. Qui est-il ? Cet homme ne cesse de changer de visage. Le courant m'emporte. Qui est-il ? Je veux voir ! Il l'a prise. Ma fille se serre contre lui. Qui est-il ? Le goût âcre pénètre ma gorge, sang et cendre mêlées. Qui est-il ? Je ne vois plus. Je me perds. Je me noie. Iolass ! Aide-moi ! Je n'y arriverai pas ! Je vous perds...

Ma main... Sa main ! Les voix ! Les reines réunies : « Les morts ne voient pas, les morts n'entendent pas, les morts ne savent pas... Les vivants... »

Il me tient ! La vie, enfin !

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant