Alia

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C'est comme si Zeus lui-même avait voulu me foudroyer. Le voile noir qui m'entoure se lacère d'un coup. Où suis-je ? Un lieu superbe et désert. Un jardin aux buissons odorants de mille fleurs, une vallée claire et verdoyante. Quand ils apparaissent à mes yeux, je réalise : les Champs Élysées ! Des ombres ! Héros, rois, reines, guerriers ou simples mortels, leurs actions leur ont gagné ce lieu. Mais moi, que fais-je là ? Je n'ai rien gagné du tout, je ne suis même pas une ombre. D'ailleurs ils errent en ce lieu sans sembler me voir ou m'entendre. Où aller ? Que faire ? Qu'est-ce qui m'attend ? Il me semble que je peux bouger. Oui, mon corps consent à mes pas. Je vais sans direction, jetée au hasard, sans aucune intention. Je deviens comme eux, une ombre hésitante.

Je les regarde. Ils ne vivent plus. C'est un peu comme si on les avait posés là, étrangers au monde auquel j'appartiens. Un calme vaporeux paraît les suspendre entre ciel et terre. Toutes les couleurs pâlissent langoureusement pour n'offrir que des nuances ternes, délavées dans le vide de leurs existences.

Soudain je suis encerclée. Un froid acéré me saisit. Je ne peux m'empêcher de frissonner. Mais où partir ? J'entends leurs voix. Ces ombres vibrantes plus que toutes autres paraissent hésiter.

_ C'est elle ?

_ Oui, c'est elle. Écoute, il l'appelle.

_ Nous devons lui ramener.

_ Ne pas regarder.

_ Ne pas nous regarder, jamais ! Si les Juges la trouvent...

_ Elle mourra.

Elles sont au nombre de quatre, plutôt devrais-je dire « ils ». Leurs voix ténébreuses forment en écho un chœur tragique des plus effrayants. Je ne sais que faire, que dire. Ils n'hésitent pas, ils me parlent. Alors qu'ils s'approchent, tournoyant autour de moi, je comprends que je n'ai d'autre choix que de les suivre. Les Juges ? Quels juges ? Et eux, qui sont-ils ? Qui m'appelle ? Je réalise que leurs ombres brillent plus que les autres, qu'elles semblent plus opaques, moins diaphanes. Ils sont morts en armes car ils ont conservé leurs attributs militaires. Des guerriers donc...

_ Ne pas nous regarder ! Jamais !

La voix caverneuse s'est montrée extrêmement autoritaire. D'accord, ne pas regarder.

_ Lui ramener, comme elle nous a sauvés !

Les avoir sauvés ? Où ? Quand ? Ils ne répondent pas mais leur cercle se rapproche encore me laissant à peine assez de place entre leurs ombres massives pour que je puisse me mouvoir.

_ Ne pas nous toucher ! Jamais ! Une ombre, elle deviendrait.

Formidable ! Voilà qui est très clair. Mais il faudrait peut-être qu'ils envisagent de me laisser respirer. Je ne suis pas vraiment morte, moi.

Les deux premiers, égaux en tous points, tels des jumeaux, avancent, glissent, devrais-je dire. Je tâche de suivre. Leur encerclement n'est fait que pour me soustraire à la vue des autres ombres, et je comprends rapidement qu'il s'agit surtout de me soustraire à celle des juges. Lequel craindre le plus, Minos, Rhadamanthe ou Tisiphone ? Mes guides ne plaisantent pas. Ils prennent mille précautions, resserrant les rangs à la moindre occasion. J'essaie d'être agile et souple comme un chat pour ne pas sortir du cercle ou risquer ne serait-ce que les frôler. Une vraie prouesse. Je suis à l'affût. Mes guides changent sans cesse de direction. Ce terrain est le leur !

Au loin des remparts sinistres, s'étouffent contre leurs murs gris les cris des suppliciés. Nous nous approchons. Pourquoi ? L'idée de pénétrer dans le Tartare m'arrache une bouffée de terreur, probablement salutaire.

_ Nous faire confiance.

_ Voir la Reine.

_ Sa seule chance.

La reine ? Quelle reine ? En ce jour, ou ce passage, j'en ai déjà rencontré trois. Laquelle me reste-t-il à voir ?

Un sifflement strident traverse le néant. Mes protecteurs s'immobilisent et se regroupent davantage. Ne pas les regarder ! Ne pas les toucher ! Ne pas les regarder ! Intuitivement je m'accroupis, me pelotonne. Ils viennent vraiment trop près, épaules se fondant dans les épaules de l'autre. Je cesse de respirer. Un froid intense et moite emplit l'atmosphère, un cliquetis métallique survole nos têtes. Ne plus respirer, ne plus exister, disparaître là et maintenant, à jamais. Un juge ! J'en suis certaine. J'étouffe ma curiosité. Cerbère ? La vision du chien à trois têtes me tétanise. Car c'est bien cela qui m'attend si je suis prise. Les insolents qui ont tenté l'expérience ont l'honneur de lui servir de repas. Leur âme ainsi dévorée n'est-elle pas anéantie à jamais ? Seul Orphée l'a charmé de sa lyre. Comme musicienne, je dois bien admettre que je suis pitoyable ; rien à espérer de ce côté-là.

Le silence retombe, total, lourd et serein à la fois. Jamais je n'ai connu de lieu plus silencieux : pas un souffle, pas même un murmure. Mes propres pas ne dégagent aucun son. Un silence de mort aurait sans doute ironisé Iolass. Comme sa présence en ce lieu m'aurait été précieuse. Oui, je dois l'admettre, elle m'aurait même rassurée.

_ Il l'appelle.

_ Oui, il l'appelle encore.

_ Sans relâche.

_ Non, il ne cèdera pas.

_ Il se bat.

_ Pour elle.

_ Il ne l'avait jamais fait auparavant.

_ Pour personne.

_ Mais elle n'entend pas.

Je n'entends pas ? Je vois à présent. Est-ce je ne veux pas encore vivre ? Oui, c'est de cela qu'il s'agit. Je verrai, j'entendrai seulement lorsque j'aurai décidé de vivre. Vivre ? Affronter cet avenir qui s'offre à moi ? Aimer Iolass ? De toute façon, il est trop tard. Comment ne pas voir qu'il me manque ? Je me suis punie à mon propre jeu. Je l'ai éloigné pour l'épargner, pour ne pas voir dans ses yeux ni reproches, ni pire de l'indifférence. Je l'ai fui. Puis-je encore l'ignorer ? Quoi que je fasse, où que j'aille, je reviens vers lui. Je l'aime. Pire, je l'aime à en vivre.

_ Alia ! Alia ! Reste avec moi ! Allez, reviens ! Tu dois revenir !

Sa voix ! Oui, c'est sa voix, sa chaleur, sa lumière. Je n'ai qu'à la suivre ? Mes guides s'écartent. Une femme voilée se tient face à moi. Sa figure se dérobe à mes regards. Mais mes guides, à présent, je les vois. Les colosses de l'Atlantide ! Je ne les ai pas sauvés. Je leur ai donné les perles de la mort.

_ Délivrer de toutes souffrances.

_ Nous avons accompli ce qui doit.

Ils disparaissent. La Reine ? Que dire ? Je m'agenouille, paumes vers le ciel, en suppliante. Mais peut-on parler à Perséphone, maîtresse du monde des morts ? On ne dit rien, on supplie c'est tout.

_ Au-delà de l'espace et du temps, ta vie, tu gagneras. Les trois fleuves du temps, tu devras traverser. Mais prends garde, si la vie ne t'accroche pas, si tu ne la désires pas ardemment, c'est dans leurs visions que tu te perdras.

Je me relève. Elle a disparu elle aussi. Seule reste une étrange arche de pierres sombres, un obscur chemin. Sa voix ? Oui, au-delà de cette porte, au loin, là-bas... Pas d'autre choix : avancer ou rester. Allez, en route !

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant