Alia

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Les morts ne voient pas, a-t-elle dit. Pourquoi ? Je ne suis pas morte. Pas encore ? Quoi que, puis-je hésiter ? Si la mort a ce goût, ce parfum, ne me tente-t-elle pas ? Alia ! On m'appelle. Encore ? Mon esprit dispersé paraît serein. Alia ! J'ai toutes les peines du monde à rassembler ce qui flotte de moi.

_ Vais-je mourir ? demandè-je en desserrant les yeux.

La reine qui me tient dans sa main, petite poupée à sa merci, a changé de visage : Myrina qui vaillamment avait conquis les sols lybiens. Son visage brûlé au combat ne m'effraie pas. Sa voix plus sourde, plus triste aussi, répond :

_ Vas-tu vivre ?

_ N'est-ce pas la même chose ?

_ Vraiment ?

_ Vais-je mourir ?

_ As-tu déjà vécu ?

Je ne sais que dire. Je ne me suis jamais posé la question. Vivre ? Oui, peut-être ! Non ? Pourquoi, non ? N'ai-je pas vécu ma vie de la plus belle façon ? Libre, certaine de n'avoir rien à rendre puisque certaine d'avoir à finir. Je ne veux pas comprendre. Lasse, je tente de changer le cours de la conversation :

_ Qui veut la destruction des Amazones ?

_ Es-tu sûre que ce soit elles que l'on veuille détruire ?

_ J'ai vu la guerre.

_ Une guerre ne détruit pas toujours ceux que l'on croit. Elle se gagne aussi là où elle se perd, Alia.

Des énigmes ! Toujours des énigmes. Son visage se dissipe dans un brouillard inconsistant et me plonge à nouveau dans l'immensité. Le froid encore, plus glacial peut-être, plus acéré. Le vide, plus vertigineux. Je le goûte moins. De toute façon que laisserai-je derrière moi ? Pourquoi m'en soucier ? Cet engourdissement est si tranquille. Mes loups ? La tradition veut qu'on leur rende leur liberté. Ce sera mieux ainsi. Psyché ? Cyrène ? Elles rejoindront le temple de leur choix. Elles disent le souhaiter. Tout est parfaitement à sa place. C'est moi qui bouscule leur vie. Alors pourquoi cette tristesse qui m'étreint. Tirésias ? Non ! Il comprendra. Nous avons toujours su tous deux qu'un jour je le laisserai. Nous en avons parlé bien des fois ; il est prêt. Mon cœur se serre à me faire mal. Pourquoi ? Peut-on souffrir ici ?

_ Éternellement !

Qui a parlé ? Par Artémis ! Antiope ! La reine amazone qui a suivi un homme en terre étrangère et a consenti au mariage. Antiope, la reine maudite, dont la descendance a été bannie de la terre par les dieux et les hommes. Pourtant elle sourit. Ses lèvres lumineuses réchauffent mon être fatigué. Un autre visage m'apparaît. Non, je ne dois pas. Pourtant ce visage, je le connais trop bien... Non, je le renvois loin, le plus loin possible. Je ne dois pas ! Je ne trahirai pas mon peuple.

_ Les morts ne voient pas, Alia. Les morts n'aiment pas. Pourquoi avoir si peur ?

_ Aimer n'est pas vivre, rétorquè-je. Je suis Alia, fille de la Reine des Amazones...

_ Qui est une femme comme les autres, rit Antiope d'une voix cristalline.

_ Je ne faillirai pas !

_ Aimer n'est pas faillir.

_ Je ne trahirai pas mon peuple !

_ Les derniers se sont réveillés. Ce sont eux qui ont trahi.

_ Les derniers ? Qui sont les derniers ?

Elle ne répond pas. Son voix se perd dans ces derniers mots sibyllins :

_ De l'eau et de la terre naîtra la clef de l'Atlantide !

Un grondement assourdissant me submerge. Des images intenses se succèdent à m'emporter dans une nausée absolue. Je chavire : les sauterelles déferlent sur la terre ruisselante de sang, l'odeur de rouille soulève mon cœur disparu. Le feu ! L'incendie, le bûcher ! Surgissant au-delà des vagues monstrueuses les voiles sombres de navires fantômes déchirent l'horizon : la cité blanche ! Le soleil éclatant sur les toits-terrasses de l'Atlantide. Des sons m'envahissent : le rire des banquets, les plaintes douloureuses des mourants, le craquement terrible et sourd de la terre qui se déchire... Au milieu du vacarme les pleurs, des pleurs plus doux, plus tendres à mes oreilles, les larmes suaves d'un enfant. Son regard bleu vert me transperce, bijoux précieux parmi le néant. Je ne suis pas la clef de l'Atlantide. Elle n'est pas là, pas encore ! La clef n'est pas là ! Elle naîtra de l'eau et de la terre : une enfant ! Mon enfant !

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant