Alia

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Le soleil glacé s'engouffre par la fenêtre entrouverte. Iolass et Baal dorment encore. J'ai pris le dernier tour de garde. Je m'interroge. Que représente l'hyksos pour ma sœur ? Un lien particulier semble les unir. Elle a confiance en lui. C'est sûrement le seul de ses amants à pouvoir prétendre à un tel privilège. Mais cette confiance est-elle fondée ? Et Iolass. J'ai insisté pour qu'il prenne la couche. Je sais bien qu'il n'a pas dormi, qu'il a surveillé son ami au cas où. Je pourrais lui administrer l'antidote. Étendu, abandonné au sommeil, son corps n'offrira aucune résistance. L'infusion ne sera qu'une pure formalité. Il faut agir vite. Ma décision est prise. La mort est dans la forêt. Mes visions me l'ont dit. Je dois le faire maintenant.

J'ouvre une bourse de la ceinture de ma tante. Parfait. Je cherche, inspecte chaque boîte à onguent : la tête d'Hercule, au dos celle de Jason. La marque de l'andréion. Merci Isoha ! J'ôte le couvercle : une pâte d'un vert vif, phosphorescent. L'algue de lumière. Je prends une aiguille de mes cheveux, enduis la lame, suffisamment pour un atlante ? Je l'ignore. Je dois tenter le coup. Je m'approche silencieuse. Le visage tourné vers le mur, il m'offre paisiblement son bras gauche à ma traîtrise. Je le sauverai malgré lui. Il faudra être rapide, l'enfoncer assez fort pour qu'il ne la retire pas trop facilement ; il m'en voudra. Peu importe sa colère, s'il peut être en vie. Qu'il me haïsse, s'il veut, mais qu'il vive ! C'est le moment.

Sa main fond sur mon poignet avec une rapidité sournoise. Il me serre si fort que je ne peux retenir un gémissement de douleur. Ses yeux m'anéantissent. Sans un mot, il se redresse, ramasse l'aiguille qu'il m'a arrachée et la jette au feu. Je suis contrariée, presque humiliée mais lui est si furieux. Il s'approche, plongeant son regard dans le mien pour mieux marteler :

_ Je t'ai dit non !

C'est sans appel. Je savais à l'avance que ce ne serait pas facile. Baal, spectateur involontaire de notre affrontement, rit de bon cœur.

_ C'est quand vous voulez pour moi !

Et bien, tiens ! C'est à Hippolyte d'en décider, pas à moi. Pourtant je ne sens pas de malice dans sa boutade. Iolass se renfrogne davantage. Bon, il est temps d'aller retrouver la vieille Circé. Ce sera un bon repérage pour accéder ensuite à la forêt frontière. Nous ne pouvons nous attarder. Le poison ne laissera pas de répit à celles qui espèrent notre retour à Thermiscyre.

Notre escorte nous attend. Deux guerrières, expérimentées et trois esclaves. Cela fait deux de trop, elles sont bien leur prisonnières. Pourquoi nous jouer cette farce ? Il serait si facile de nous tuer. Si les Hyksos tiennent Alcantara, pourquoi nous l'avoir ouvert au risque d'être découverts ? Sont-ils si sûrs de leur supercherie ? Nos montures sont prêtes, si l'on peut dire. Les chevaux de Baal et de Iolass sont étrillés et sellés mais il est évident que personne n'a pu s'approcher de Bélérophon, pas même pour lui poser un tapis de selle. J'adore ce cheval. Je le monte avec une fierté non dissimulée. Pour la peine, je prends la tête de l'expédition et lâche ma monture au petit trot dans les rues désertes, baignées du soleil levant. La vieille Circé ; quelque part, j'ai hâte de la rencontrer. C'est une légende parmi les disciples d'Artémis, baptisée ainsi pour son savoir infini en poisons et remèdes, un peu sorcière paraît-il. En d'autres circonstances, elle aurait eu tant à m'apprendre.

Je ne comprends pas tout de suite. Des cris ? Bélérophon qui se cabre. Ne pas tomber ! Je m'accroche à sa crinière. Oh ! Le laisser se maîtriser, serrer ses flancs de toutes mes forces. Il recule. Ouf !

Alors je le vois. Je saute de mon cheval. Il est à terre, petit corps désarticulé, les bras au-dessus de sa tête, sanglotant. J'empêche Iolass de me rejoindre :

_ Ça va, ça va !

J'ai vu cette scène tant de fois, je sais que le petit n'a rien. Je relève l'enfant. À peine deux ans, les cheveux d'ébène aux boucles finement sculptés, les yeux noirs implorants. Je passe ma main dans ses cheveux en souriant. J'essaie de le rassurer. Il n'a rien fait de mal. Ce n'est pas sa faute. Mais son visage est fermé. Il tremble de peur, fixe la maison derrière moi. Je me retourne. Qui est là ? Dans la maison... Les gardes arrivent, la porte est entrouverte, ils approchent. Une femme ? Je l'aperçois ombre affolée. Pourquoi ? Plus que quelques pas. Ils arrivent. Hyksos ! Elle est hyksos ! Elle fixe Baal, ébahie. Par Artémis ! Ils m'arrachent l'enfant, le traînent par le bras pour le ramener violemment chez lui.

_ Attendez, esclaves ! m'écriè-je.

L'enfant pleure, effaré. Un garde se poste devant la porte. Mes mots ne leur ont pas plu. La tension est palpable. Mais je connais cet enfant, c'est celui des voix d'Hadès. Je l'attends depuis si longtemps. Ils n'osent le rentrer à l'intérieur mais les gardent ferment la porte dans leur dos. Je m'approche, c'est un garçon, j'en suis sûre.

_ Ce n'est qu'un esclave, me jette l'un des hommes à la mine patibulaire.

Je ne l'écoute pas. Je sais ce que je veux. Cet enfant a un message pour moi et je veux ce message. Je m'approche encore, me mets à genoux. J'aperçois Iolass prêt à bondir. Ce ne sera pas nécessaire.

_ Quel est ton nom ?

L'enfant hésite. Je lui prends doucement la main. Il a peur, si peur. Mais je l'entends, il parle. Oui... Au-delà de l'espace et du temps... C'est très bien. Je les sens : mes yeux s'obscurcissent et s'ouvrent sur ce monde nouveau. Au-delà de l'espace et du temps, dis-moi. Ils sont méchants. Oui, je le sais. Ils font du mal à maman. Maman ? Oui, la femme dans la maison. Ils font du mal à tout le monde. Ils ont tué Tania. Tania ? Montre-moi. Au-delà de l'espace et du temps... Des cris, le bruit des chevaux, les flèches qui s'abattent du haut des remparts, le fracas des épées, les éclairs dans la nuit et le sang, beaucoup de sang. Non, n'aies pas peur ! Je vois, montre-moi. C'est bien. Ils ont pris Alcantara. Ils seront punis pour cela. Ne t'inquiète pas. Mais où est Tania ? Une amazone ! C'est bien, continue. Je suis là, n'aies pas peur. Elle entre dans votre maison, là-bas, dans la forêt. Tu n'es qu'un bébé. Maman se meurt. Une fille d'Artémis. Tania est une éclaireuse. D'accord, je comprends, elle vous a trouvés, vous a ramenés au fort et a sauvée ta mère. Mais lors de l'attaque hyksos, oh, elle s'est battue, elle a résisté. Les soldats l'ont égorgée. Tant de douleur, tant de tristesse. Une sœur, une mère...Je suis désolée. Mais où sont-elles ? Ces ombres que j'ai aperçues dans ta mémoire. Où sont les petites filles avec lesquelles tu jouais autrefois ? Où sont les filles d'Artémis ? Ne pleure pas, ne pleure pas... Dis-moi, montre-moi, ne crains rien. Personne d'autre ne le voit. Regarde, ils ne bougent pas, ils ne te feront rien. Au-delà de l'espace et du temps, montre-moi ! Oui... Quel est ce lieu ? Étrange... Ce n'est rien. Tu n'avais pas le droit d'y aller. C'est trop loin, dans la forêt... C'est interdit. Tu as très bien fait. Je le trouverai. Tu m'as tout dit. Merci ! Tout ira bien désormais. C'est pour toi que je suis venue. Je retrouve enfin ma voix et lui demande à nouveau :

_ Quel est ton nom ?

_ Baal, murmure-t-il avant que les gardent ne l'enferment dans la maison.

_ Pardonnez cet incident, Princesse, ça ne se reproduira pas.

_ Touchez-le et je vous tue de mes mains. Cet enfant est désormais de ma maison. Je le prends, me suis-je bien fait comprendre ?

Une guerrière s'interpose rapidement.

_ Tout à fait, Princesse, s'empresse-t-elle tétanisée. Ce sera fait. Nul ne lui fera de mal. Nous avons tous compris.

Elle a insisté sur « tous ». Ce message n'est pas pour moi ; ils ont plutôt intérêt. Je remonte sur Bélérophon. Par tous les dieux de l'Olympe, comment ? Mon esprit bouillonne à toute vitesse, repassant sans cesse toutes les images. Comment et pourquoi ? Quel est ce lieu ? On aurait dit une sorte de mine ou de fournaise. Baal semble l'avoir découvert par hasard, après avoir échappé à sa mère. Loin, dans la forêt, a-t-il dit. Ses compagnes de jeux sont dans une cage. Les filles d'Artémis sont cernées d'archers, flèches tendues, traitées comme des animaux. Voilà la menace ! Si le fort d'Alcantara n'obéit pas, elles mourront. Les Hyksos les ont prises, otages de leur plan morbide. Mais elles vont mourir, de toute façon, elles vont toutes mourir. Ils ne font jamais de quartier. Pourquoi ce sursis ?

Et Baal, l'amant de ma sœur ! Est-ce possible ? Oui, bien sûr ! Voilà pourquoi la mère de l'enfant ne me regardait pas, pourquoi elle ne quittait pas mon compagnon hyksos du regard. Ses yeux remplis de larmes parlaient pour elle. Il faut la sauver, elle aussi. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant