Je suis retourné au chevet de Mentis, agacé par l'attitude de ce pirate de Méphistès. Mon ami s'est réveillé et prend des forces à l'aide d'un bouillon qui lui arrache une grimace à chaque gorgée. Je ne sais que faire. Le forban a raison, ce qui renforce ma frustration. Mes hommes ne peuvent rentrer chez nous sans leur butin. Méphistès cherche quelque chose, mais quoi ? Je pense à l'argent bien sûr. Après tout, ce ne sera qu'une négociation commerciale. Certes je ne suis pas en position de force mais ma fortune personnelle, faite de butin et de jeu consommé, est assez grande pour payer grassement cet infâme sans que mon père n'en sache rien. Je m'ouvre de ce projet à Mentis. Il s'étonne que je m'occupe d'autre chose que de moi-même et me taquine. Je ne réponds pas. Ce n'est pas le moment d'une joute de bons mots, d'estocades dont nous avons le secret. Il est trop faible pour soutenir mes attentats verbaux et moi trop préoccupé. C'est peut-être vrai. La dureté des dernières batailles, la vie de soldats m'ont ôté l'insouciance. Nous sortons de cette épreuve hyksôs durement meurtris. La détermination de cette femme m'a ébranlé. J'ai été odieux, un gamin capricieux, un séducteur de bazar. Je ne me le pardonne pas. J'aurais pu lui montrer le meilleur de l'homme, j'ai choisi le pire. Cette erreur-là ne se réparera pas. Elle est déjà repartie au-delà des remparts. Je ne la reverrai sans doute jamais. Mes hommes, eux, peuvent encore avoir une chance de rentrer dans leur foyer la tête haute.
Je quitte la nef royale et gagne le port. Les hautes murailles grises dominent toujours de leur stature imposante les quais pas tout à fait déserts. Devant nos navires amarrés, alors que le soir tombe, des hommes marqués aux poignets dressent les bûchers pour nos morts. Leurs crânes rasés, leurs tuniques courtes, ceinturées d'une modeste lanière de laine désignent trop leur état de servitude. Ils ne rechignent pas à la tâche, ils ne peuvent y songer. Leurs gardiennes sont nombreuses et fortement armées. Ce sont des guerrières. Rien à voir avec la beauté sauvage d'Alia. Leurs visages casqués n'expriment que dureté et vigilance. Leurs cuirasses aux écailles de cuir recouvrent leurs torses athlétiques, leurs corps endurcis, presque masculins, aux épaules carrées. Ces femmes-là savent manier le glaive, à n'en pas douter. Droites, rigides, elles restent postées, statues martiales, infaillibles tant pour surveiller leurs hommes que pour garder nos navires. Jamais la vue d'esclaves ne m'a paru si détestable.
J'avance vers d'autres embarcadères. On m'indique le quai du pirate. Un peu à l'écart, dans une sorte de crique faite uniquement pour lui, son navire mouille le plus au nord, près de l'immense bois qui borde les remparts. Sa solide trirème aux couleurs sombres est surmontée à l'arrière d'une tente comme peuvent en avoir les nomades du désert. Le nombre de rames m'intrigue. C'est une véritable galère ! Combien d'esclaves a-t-il à bord pour manœuvrer ce bâtiment ? Je n'ose l'imaginer ! Je me fais annoncer. Une jeune femme superbe, exotique par sa peau noire, vêtue de la tunique courte des esclaves, me conduit sous la tente et me propose de m'installer sur des coussins à même le sol. C'est un peu trop oriental à mon goût mais j'obtempère. Les tapis précieux, aux couleurs chatoyantes, sentent les lointaines montagnes de l'est. Décidément Méphistès va bien loin dans ses échanges commerciaux. Le pirate ne tarde pas. Il ne dissimule pas sa joie de me voir si rapidement répondre à son invitation.
_ Une femme esclave sous les murs de Thermiscyre, n'est-ce pas un peu provocateur ? demandè-je pour cerner le personnage.
_ Faire bâtir vos bûchers par les hommes esclaves ne l'est-il pas davantage ? C'est un cadeau d'Hippolyte, la fille aînée de la reine.
Il a fait mouche et ajoute :
_ Je connais bien les Amazones. Vous n'êtes plus les bienvenus ici ; elles vous le font savoir. Une manière de vous indiquer que vous êtes leurs débiteurs.
Cruelle manière en vérité mais il n'a pas tort.
_ Parlons affaire, Prince Iolass. J'ai le butin de vos hommes, vous le voulez. Cela a un prix.
_ Votre prix sera le mien.
_ Il est des phrases qu'il ne faut jamais prononcer. C'est d'une telle imprudence.
Cela sent le piège à plein nez. Je regrette ma naïveté. Ce voleur a une idée derrière la tête, à moins qu'il ne préfère jouer avec moi comme un chat d'une souris. Mais je veux rendre ce butin à mes hommes :
_ Dites toujours.
_ Pas de l'argent, ce serait trop vulgaire. Vos hommes ont tant de valeur, n'est-ce pas ? Et il y a dans ce butin de véritables œuvres d'art, ne les dénigrons pas.
Je vais finir par croire qu'il lit dans mes pensées. Je sens la colère monter en moi. Je dois me dominer. J'ai déjà commis trop d'erreurs ; pas cette fois.
_ Que voulez-vous à la fin ?
_ Je pourrais vous demander la force de Poséidon, cette énergie qui, dit-on, vous rend aussi puissants que les dieux mais vous ne trahirez pas l'Atlantide.
_ Vous pouvez rêver !
_ Bien sûr. Mais ce n'est pas ce que je vous demande, continue-t-il calmement amusé par son propre manège. Voyez-vous, je fais un métier dangereux. Ma prochaine expédition sera peut-être plus dangereuse encore. Et j'aimerais une garantie: ma mort sera celle que je choisirai.
Cette réflexion ne manque pas de me choquer. Il le sait. Ce lion guette sa proie. Patient, attentif, il pose ses pions un par un avant l'assaut final. Mais je ne vois toujours pas où il veut en venir.
_ Voyons, Prince Iolass, réfléchissez. Une perle de la mort, voilà qui serait parfait.
_ Comment pourrais-je vous en donner une ?
_ Pas m'en donner une, cela vous plairait trop. Je vous demande seulement de me l'apporter. Dans sa boîte, c'est mieux pour vous. Rien que les toucher est mortel.
_ Comment ?
_ Et bien la ceinture d'Alia contient une boîte aux marques d'Hadès avec à l'intérieur ce que je convoite.
_ Pourquoi Alia ?
_ Oh certes: comme seules les Amazones de sang royal ont le privilège d'en posséder, vous pouvez toujours vous emparer de celle de la reine mais je vous le déconseille. Elle est bien protégée et c'est en outre une guerrière des plus expérimentées. Bien sûr il reste sa fille aînée, Hippolyte, mais elle vit dans la caserne d'Arès. C'est une tueuse, douée et jouissive, tout le portrait de son père... À mon avis, un pur suicide ! Remarquez l'ironie du sort. Il ne vous reste qu'Alia ou Isoha, sa tante qui vit elle aussi dans le temple d'Artémis. Mais à l'intérieur du temple, le palais des novices est de loin le plus facile d'accès, plus proche des remparts. Enfin, petit bonus, le dortoir d'Alia est facilement identifiable: les croisées ne sont jamais obscurcies par les tentures. Officiellement la jeune fille a horreur du noir et veut que la lumière de la lune pénètre dans les travées.
_ Officieusement ?
_ Cela favorise ses sorties nocturnes. La petite n'est pas très, comment dire, obéissante...
Il a l'air d'en savoir quelque chose. Faut-il que je devine que mon visage masculin n'était pas le premier qu'elle voyait ? Des vœux sacrés, tu parles !
_ Je suis clément, je pense à vous faciliter la tâche en vous réclamant celle d'Alia. Vous ne croyez pas ?
_ Si je suis pris, quels sont les risques ?
_ Un seul et non des moindres je l'admets: la mort. Les Amazones ne transigent pas avec ces choses-là.
_ Pourquoi n'y allez-vous pas vous-même ?
_ Je tiens à ma tête. Et je n'ai pas de butin à reconquérir. Vous, si !
Je n'ai pas le choix. Pourtant je quitte les lieux sans donner ma réponse. Il m'avertit que je n'ai que deux jours mais je ne l'écoute plus. C'est de la folie. Et pourtant... Depuis notre arrivée, mon regard se heurte à ces hauts murs sombres. Je bous de n'apercevoir que les toits immaculés des marbres du palais. Les bruits de la cité nous parviennent parfois avec le son si différent d'un monde entièrement féminin. J'ai l'occasion de transgresser les lois paternelles. M'y suis-je plié une seule fois ? Demain les colosses de l'Atlantide ne seront plus que cendres. Le soir même, les navires atlantes résonneront du festin funèbre. Il sera aisé de m'éclipser.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...