Iolass

89 13 0
                                    

Le convoi s'étire lentement au rythme des chars à bœufs. Les blessées les plus graves s'y reposent. Nous avons quitté le fort cinq jours auparavant. Une importante garnison y demeure désormais. Nous croisons sur notre retour un chargement d'armes. Alia a réussi. Elle aussi est de retour. Toutes les civiles d'Alcantara ont été ramenées à Thermiscyre, plus exactement, pas une femme ayant subi l'invasion hyksos n'a été laissée sur place. Hippolyte ne leur fait plus confiance. Elle ne laisse que des troupes fidèles. Des fraîches iront très vite les renforcer.

Je chevauche avec mes hommes à l'arrière. Cette aventure nous a soudés. Nous nous estimons à présent. Je retrouve un peu de l'esprit de camaraderie de mes compagnons atlantes, celle que je m'empressais d'aller chercher dans les cercles les plus bas : franche, solide, loin des simagrées calculées des hautes sphères. Soudain une douleur violente poignarde ma poitrine. Alia ! Elle approche. Certes nous ne sommes plus qu'à quelques lieues de Thermiscyre mais pourquoi venir à notre rencontre ? Pourquoi cette douleur ? Les voix d'Hadès semblent l'engloutir. Je quitte mes hommes, remonte le convoi pour m'approcher d'Hippolyte. Elle ne me juge plus comme un inconscient inconsidéré, elle s'arrête.

_ Votre sœur arrive.

La guerrière scrute l'horizon mais sans rien deviner. Elle fait signe aux éclaireuses de lâcher des loups.

_ Seule ?

_ Je l'ignore.

Elle ordonne à sa muette de prendre la tête du convoi et détache son destrier de la colonne :

_ Iolass, avec moi.

Nous lançons nos chevaux au galop. La silhouette noire de Bélérophon apparaît à l'horizon. J'observe le ciel d'instinct : Ilia ! C'est ainsi qu'elle a anticipé notre arrivée. Peut-être vient-elle juste aux nouvelles ? Il est vrai qu'Hippolyte a négligé de prévenir la reine de notre victoire. Pourquoi deux gardes pour l'escorter ? Elle doit nous apercevoir et arrête net sa monture. Elle attend que l'on vienne à elle. Quel visage ! Elle a mûri. Cette dureté, cette distance, cette froideur ne lui ressemble pas. Jamais je ne l'ai vue si royale. Elle fixe silencieuse sa sœur dans l'attente d'un geste de sa part. La douleur, partout. Elle respire la souffrance, si triste, comme déchirée. Pourquoi ? Elle fuit mon regard et centre toute son attention sur Hippolyte. Les Atlantes ? Que s'est-il passé ?

_ Le fort est repris, annonce Hippolyte victorieuse.

Sa sœur ne manifeste aucune joie.

_ Les otages ?

_ Libres, ce ne serait pas une victoire sinon.

En quelques mots, la guerrière lui raconte les attaques, la défaite hyksos est totale. Mais Alia n'écoute pas. Elle semble ailleurs, impatiente. La satisfaction personnelle de son aînée l'agace, renforçant mot après mot sa frustration.

_ Peux-tu rejoindre mon escorte ? interrompt la jeune femme. Nous devons toutes deux rentrer au plus tôt.

Hippolyte s'arrête intriguée. Ce n'est pas normal, ce n'est pas ainsi qu'on accueille une armée victorieuse. Les deux jeunes femmes se défient.

_ L'heure n'est pas à la victoire, assène Alia. Je souhaite parler à Iolass, seule !

La guerrière n'insiste pas. Elle connaît trop bien sa cadette pour savoir que cette dernière n'agit pas à la légère. Elle vérifie d'un dernier regard que mon ignorance, comme la sienne, est totale. Elle n'est pas déçue. Alia la laisse partir sans aucune émotion. Seuls enfin ! Le masque tombe un peu.

_ Tu n'es pas blessé ? s'empresse-t-elle.

Je n'aime pas ces fêlures dans sa voix torturée. Que me cache-t-elle ?

_ Des égratignures. Rien de grave. Qu'est-ce qui se passe ?

_ Rejoins la troupe, ne retourne pas à l'andréion. Psyché vous attend, Cyrène et toi. Elle prendra soin de vous, jusqu'à mon retour.

_ Me diras-tu ce qui se passe ? J'en ai assez d'être ainsi tenu à l'écart.

_ Bientôt, je te le promets. Mais pour l'heure, Hippolyte et moi devons nous hâter.

Elle va déjà faire demi-tour mais je la retiens une dernière fois.

_ Les Atlantes ?

Mais elle n'ose même pas me regarder. Elle n'en dira pas davantage. Un cataclysme étrange s'opère en elle. Un renoncement absolu et terrible. Je lâche prise. Que faire d'autre ? Elle souffre tant. Pourquoi refuser que je puisse l'apaiser ?

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant