Alia

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Thermiscyre ! Il règne dans la cité une allégresse désordonnée. Pour éviter le doute, j'ai fait diffuser l'annonce de la victoire. Le retour de la stratège, étrangement seule, est quand même salué partout par des hourras. Pourtant elle ne sourit pas. Notre mère meurt. La victoire est devenue secondaire. J'ai maintenu le peuple dans l'ignorance. Il le découvrira bien assez tôt, avant la nuit, au pire demain... Les tambours résonneront d'une toute autre voix. Les tours de guet de la première enceinte allumeront, une par une, leur feu d'alarme. Partout à la ronde, on saura que la reine n'est plus. Peut-être les verra-t-on depuis la tour de Poséidon... Les messagères partiront, chevaux ventre à terre colporter la nouvelle. Dans trois jours, le bûcher funèbre sera dressé, Larchos immolé. Trois jours et le duel aura lieu. Attendu de toutes, il désignera la nouvelle reine. Puis ce sera le tour des ambassades en terre étrangère. Mais inutile de m'en soucier, je ne les verrai pas.

Le palais ! Hippolyte saute à terre et gravit quatre à quatre les marches du perron. Sa course éperdue dans les couloirs du palais est vaine. La mort ne se recule pas. Lorsqu'enfin à mon tour, je pénètre dans les appartements royaux, ma sœur est déjà au chevet de notre mère et visiblement la stratège a exigé le départ du vieil amant. Il ne s'en offusque pas. Il passe si près de moi. Sa robe de toile brune frôle ma tunique. Que puis-je lui dire ? Comment dit-on adieu à un « père » que l'on ne connaît pas ? Je le suis un instant dans le couloir. Il me dévisage longuement. J'ai le sentiment qu'il scelle mon visage dans sa mémoire.

_ Prenez, balbutiè-je maladroite lui tendant ma boîte de la perle de la mort.

Il me sourit tendrement sans s'en emparer.

_ Votre mère y a déjà pourvu, justifie-t-il avec tant de douceur que j'en suis gênée. Vous voulez faire quelque chose pour moi ? Accédez à son vœu.

_ Quel vœu ?

_ Ainsi nous serons tous deux satisfaits.

Je ne comprends pas bien sûr, mais la teneur de ce souhait m'est familière. Je l'abandonne. Je le vois pour la dernière fois. J'entends derrière moi ses pas sereins et réguliers sur le sol de marbre du palais. Il retourne dans son royaume, l'andréion. Je pense au père de Iolass, au sacrifice qu'il m'a arraché pour sauver son fils. Je pense à la promesse que Larchos a exigée de mon amant, sans toutefois parvenir à comprendre ce que ce mot signifie : un « père ».

En entrant dans la chambre, je vois ma mère qui repose sur sa couche, Hippolyte rigide à ses côtés. Elles se parlent doucement.

_ Viens ! m'ordonne la reine d'une voix tremblante.

J'approche de l'autre côté. Je prends sa main dans la mienne. Elle est si froide.

_ Tu dois vivre, Alia, m'assène mon aînée.

Ce n'est pas un ordre, c'est plus que cela, une évidence qu'elle ne sait comment provoquer.

_ Le duel ?

_ Il ne saurait avoir lieu, s'époumone notre mère dans un râle.

_ Tu dois fuir, reprend Hippolyte. C'est l'occasion ou jamais. Emmène Iolass et fuyez.

_ Mais c'est trahir les Amazones. C'est à vous qu'il revient de me protéger.

_ Et comment le ferai-je si la loi m'impose de te tuer ?

Je pourrais répondre à cela mais elle ne pourrait l'accepter ; elle ne comprendrait pas.

_ Iolass en vaut la peine, admet Hippolyte.

Ce n'est pas vraiment me faciliter les choses.

_ Promets, Alia ! supplie la reine. Promets-le !

_ Je vivrai, Mère, je vous le promets.

Chacune tente de lire chez moi la valeur de ma sincérité. Mais je ne mens pas : il me faut vivre.

_ D'accord ! soupire mon aînée. Par où comptes-tu t'y prendre ?

_ Les falaises !

_ C'est moi qui te poursuivrai. Tu n'auras que quelques minutes après les tambours. À l'embrasement de la dernière tour...

_ Tu donneras la chasse, je sais.

_ Va, ordonne faiblement ma mère. Tu dois l'immuniser.

J'esquisse un sourire. Normalement Psyché a déjà commencé.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant