Alia

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Tout est prêt. Psyché n'est pas d'accord mais comment lui en vouloir ? Bien sûr, c'est dangereux. Bien sûr, j'en ai conscience mais m'a-t-on laissé le choix ? Notre enquête piétine. Rien dans les archives de l'andréion, Baal en est sûr. Comment le contredire, je ne sais pas lire. Iolass aura peut-être davantage de réponse, mais il ne les trouvera pas toutes. Ma mère refuse que j'interroge l'oracle, cette interdiction m'intrigue. Toutefois ça ne m'arrêtera pas.

Si Tirésias voit des choses, s'il lit dans les volontés des dieux, les dieux eux m'ont choisie, m'ont parlé. Pourquoi aurais-je peur de les interroger directement ? Il y a longtemps, toute petite, jalouse de l'importance de ce frère tant chéri, j'ai interrogé Isoha. Mon maître m'a alors enseigné un rite ancien et périlleux qui libère la vue des hommes et leur permet d'interroger le plus terrible mais le plus vrai de tous les dieux, à condition bien entendu qu'il ne vous enferme pas dans son royaume. Interroger Hadès, ce nom seul a broyé mon esprit d'enfant. Je me souviens encore de mes doigts hésitant sous l'œil vigilant de ma tante lorsqu'il a fallu réaliser l'infusion. Surtout ne pas faire d'erreur, sinon la mort sera permanente.

Isoha a pris le liquide et l'a introduit dans la gorge d'un mouton. Il n'a pas survécu. Cette mort a sonné comme un avertissement. Je n'étais pas un oracle. La vue pour Tirésias, la mort pour moi si l'idée me tentait. Aujourd'hui je ne suis plus une petite fille, mes doigts ne tremblent plus, je maîtrise les proportions. Le mouton, lui, ne sera là que pour apaiser les Enfers, quoiqu'à vrai dire, cela ne change pas grand-chose à son sort.

Bien, il est temps. Cyrène n'est au courant de rien. Une simple précaution, plus pour elle que pour moi d'ailleurs. Ma sœur se déchaînera si elle apprend ce que je prépare, je peux en être certaine. Quant à Psyché, comment parlerait-elle ? Mais je préfère quand même ne rien lui révéler de l'endroit où j'accomplirai le rite.

Je sors du palais pour m'échapper par la porte du Nord. Je quitte l'enceinte de la cité discrètement pour me diriger vers Nécropolis. Je gravis solennelle la colline qui surplombe la forêt de tombeaux de marbre blanc. Tout est si calme ! À l'abri des cyprès, le mausolée des Reines me paraît parfait pour mon entreprise. Son temple rond, aux colonnes immaculées trône au centre des allées dallées. Chaque chemin, chaque détour mène à lui. Il m'attire fascinant avec sa façade circulaire comme la lune les nuits trop claires. J'entrebâille la porte avec prudence, vérifiant une dernière fois que je n'ai pas été suivie. Le haut vestibule renvoie mes pas dans l'écho cristallin de son dallage immaculé. De part et d'autres, figées pour l'éternité, les mânes des reines de pierre me transpercent implacables. Myrina combat vaillamment sur les terres lybiennes, Hippolyte abandonne sa ceinture d'or à Héraclès en échange d'une héritière, Arsinoé défie les Hyksôs sur son char éclatant.

J'avance sans crainte. Elles me protègeront. J'allonge un agneau noir sur le sol ; d'un geste sûr et rapide je passe le couteau sur sa jugulaire. Le sang coule en flots saccadés sur le sol vierge. Avec les mots anciens, connus des seules initiées, j'en appelle à Hadès, Perséphone et tous les dieux infernaux, qu'ils me montrent la voie. Je prends la fiole, préparée avec soin et patience. Sans crainte, je bois d'un trait. Les poisons ne se dégustent pas. Il a un goût sucré, teinté d'amertume. La chaleur enflamme ma gorge. Puis très vite, le froid intense, cruel serre mes doigts, mes bras et tous mes membres. Une peur primaire m'envahit. Trop tard. Un voile sombre déchire mes yeux. Mon corps devient inerte. Je n'ai plus peur. Il est beaucoup trop tard pour cela. Je crois même que la curiosité l'emporte sur tout le reste. Après tout si je m'arrête là, d'un coup, au moins je l'aurai choisi. Une douce sérénité me pénètre, de celle que l'on ressent après le devoir accompli. Une torpeur délicate et fascinante me cueille, une tranquillité douçâtre, piégeuse. Je crois me sentir flotter, portée entre deux mondes par une voix lointaine, vaporeuse qui répète mon nom. Alia ! Il s'étire cotonneux, traînant ses « a » de toutes leurs longueurs. Alia ! Je le distingue nettement. Faut-il répondre ? Quitter ce doux état d'inconscience. Peut-on se laisser porter simplement, dormir peut-être, encore un peu, un peu plus, toujours ? Toujours !

L'éternité a cela d'effrayant qu'elle ne finit jamais. J'ouvre les yeux, brusquement. L'obscurité est totale. Suis-je encore dans le mausolée ? Quel est ce lieu sans lumière ? Malgré tous mes efforts, mes mouvements restent vains. Mon corps alourdi semble s'enfoncer dans un sol mouvant. Le moindre de mes gestes, la moindre de mes pensées dérobent mon être éparpillé dans un vertige insondable. Je renonce. À quoi bon !

Soudain une forme se détache à mes yeux incrédules. Le brouillard ténébreux se dissipe, dissémine en lueurs éparses les contours sublimes d'une femme. Si belle, si lumineuse, si grande aussi qu'elle me tient entre ses mains glacées. Alia ! Mon nom ? sorti de ses lèvres dans un souffle délicat. Son visage cristallin ne m'est pas inconnu. Mais où ? Ma mémoire fuit dans le néant. Je lutte. Oui, je ne me trompe pas, c'est bien elle : Hippolyte, pas ma sœur bien sûr mais notre illustre aïeule, reine renommée qui a par ruse et par charme mis le sang d'Héraclès dans nos veines. Alia ! Le murmure terrible de ces quatre lettres prononcé dans l'écho silencieux de cette tombe hypnotise tout mon être. Je ne parviens pas à m'en détacher. Alia !

Mais que dire, que répondre ? Je bafouille. Mes lèvres désordonnées articulent mal des sons incohérents. Je ne sais que faire, pourtant je veux des réponses.

_ Majesté, m'entends-je soudain bredouiller.

Son rire éthéré éclate dans l'immensité lugubre.

_ Tu es la fille d'Arès et d'Harmonie, enfant. Ni inférieure, ni supérieure, en ces lieux, tu es ma fille ! Que veux-tu ?

_ Des réponses, osè-je effrontément.

_ C'est ce que nous voulons tous.

_ Je ne voulais pas de questions. Je ne voulais rien d'autre que le destin qui était le mien.

_ Vraiment ? Que crois-tu savoir sur le destin des hommes ? Que crois-tu savoir sur ta destinée ?

_ Je devais mourir, renchéris-je alors que son rire redouble.

_ C'est vrai, s'apaise-t-elle gravement. Mais ce n'est pas de mourir que nous parlons, n'est-ce pas Alia...

Je suis là entre deux mondes à converser avec la plus grande des reines de notre peuple et je fais n'importe quoi. Mourir ? Oui, c'est vrai, j'y songe. C'est une façon si simple de tout finir. Je n'en ai jamais eu peur. Alors maintenant que je suis si près, si prête, pourquoi pas ? La tentation est si forte. La mort semble si douce. Pourtant un détail me retient. Pourquoi est-ce Hippolyte qui demeure inflexible devant moi ? Notre peuple ? Puis-je être à ce point égoïste, oublier ce que je sais, les dangers qui ne manqueront pas de fondre sur lui, jusqu'à sa destruction ? Le sang, tout ce sang, cette terre inondée, puis-je l'ignorer ?

_ Majesté, notre peuple court un grand danger mais je ne parviens pas à savoir d'où il vient. Je ne suis d'aucune utilité. Les dieux veulent que je sache mais je reste aveugle...

_ C'est que les morts ne voient pas, Alia.

_ Je ne comprends pas.

_ C'est que les morts ne voient pas, répète-t-elle d'une voix emportée dans l'éternité.

Le froid m'envahit à nouveau. Glacée, épuisée, anéantie, je m'abandonne à la douceur trompeuse du néant.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant