Alia

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Le silence. Tout est endormi, Baal, son fils contre sa poitrine. Le petit sanglote encore parfois dans son sommeil. Iolass s'est laissé vaincre, il a lutté longtemps. Je pousse doucement ma louve qui grogne un peu. Elle ne peut pas venir. Mes yeux lui disent combien je le regrette mais il est des choses que je dois faire seule. Je n'ai rien à prendre. C'est bien pour cela que je suis là. Je n'ai rien retiré ni mon glaive, ni ma ceinture. Je laisse mon arc et mon carquois. Ils me gêneraient dans les arbres. De toute façon, je ne compte pas me battre. En revanche, j'ai laissé mon fouet à portée de main. Je me lève doucement. Je respire. Chaque feuille, chaque branche éventent ce que je dois savoir. Les sons de la nuit me sont si familiers. À pas de loup, je contourne invisible le temple en ruines et gagne la forêt.

Premier arbre, je grimpe si vite que j'ai l'impression de voler. À ce jeu là, j'ai toujours été la meilleure. Les cimes sont mon terrain de jeu. Par où me diriger ? Au nord ! C'est ce que le roi hyksos a dit. Son rire supérieur me revient en mémoire. Il avait tout prémédité. Son ambassade funèbre n'était orchestrée que pour endormir notre méfiance. Pendant qu'il affichait son deuil filial, ses armées semaient la mort sur le fort d'Alcantara. Heureusement cette visite a entraîné tant de catastrophes dans son sillage que je découvrirai bientôt ce qu'il en est exactement. Mon corps maintenant agit seul. Mes bras, mes jambes se meuvent dans un ballet sylvestre parfaitement coordonné. Je ne suis pas Alia mais un de ses lynx qui parcourent la forêt. Elle est déserte. Ses habitants, petits ou grands, ont fui ses ramures. Au loin dans le crépuscule lunaire, des bruits étrangers me parviennent. Des souffles puissants, des crépitements infernaux. J'approche. Sans m'en rendre compte, le sol décline vers la descente. Oui, la crête est passée ; je suis en territoire hyksos. Prudence ! Je double mes instincts. De chasseresse, me voilà une proie potentielle. Traquée en terre hostile, mon ouïe me guide. La couverture des feuillages s'éclaircit. Les bruits infernaux se font plus pressants.

Des voix masculines beuglent des ordres dans un vacarme tonitruant. Je reste en retrait, tapie dans l'ombre d'une branche épaisse, j'écrase mon corps sur l'écorce. Le poste est bon, j'ai une parfaite vue d'ensemble. Des baraques en bois, nombreuses, mal bâties, construites à la va vite, des braseros. La nuit, l'activité ne s'arrête pas. Au loin, du feu, les bruits cadencés des marteaux : une forge. Jamais je n'en ai vu de semblable, par la taille et par le nombre. Cela grouille littéralement : des soldats d'abord solidement armés, par groupe de six, un officier et cinq hommes de troupe ; des ouvriers ensuite ou non, des esclaves, peu importe, faiblement vêtus pour la saison. Mais il est vrai qu'il doit régner en bas une chaleur épouvantable. Il faudrait que je m'approche. C'est dangereux, je le sais. La forêt est décimée, coupée par champs entiers. Voilà la raison de leur présence si près de notre territoire : le bois ! Au-delà de cette région, leur terre est trop aride. Tout n'est plus que feu ici. Le visage des hommes figé dans leur labeur prend des couleurs rougies par la cadence infernale des forges. Mais où vont ces troupes dans la montagne ? Je n'y vois rien. Je tente de le savoir. Un arbre de plus, juste un puis un autre. Une mine ? Peut-être mais on ne sort pas des lingots directement des montagnes. Une réserve plutôt. Si je pouvais en toucher un, en examiner, je connaîtrai leur provenance. Ne soyons pas stupide ! Ce serait suicidaire. À quoi sert tout ceci ? Sûrement pas à fabriquer des plats. Démétrius a raison, les Hyksos préparent une armée, là, juste à notre porte. Mais où sont-elles, où sont les filles d'Artémis ? Le petit Baal a vu des cages, je ne les trouve pas. Sont-elles de l'autre côté du camp ? Non loin de cette rivière qui serpente ? Je ne peux pas y accéder ; c'est trop à découvert.

Non ! Une troupe armée ramène une jeune fille vers la montagne, trop jeune pour être une guerrière, une éclaireuse peut-être, mains et pieds liés, entravée par de lourdes chaînes. Elle sent ma présence, elle sourit et jette un regard vers moi. Oh non ! Pourvu que ses gardes ne l'aient pas perçu également. Du mouvement, des ordres, vite, disparaître ! Les branches défilent à toute vitesse, écorchent mes mains et mes cuisses. La douleur ne me freine pas. Il me manque des éléments. Tant pis, j'en sais suffisamment. Démétrius a vu juste ; leur armée sera gigantesque !

Soudain une volée de flèches siffle autour de moi. Non ! Je perds le rythme et l'équilibre. Rattrape-toi, rattrape-toi ! Ralentis la chute, ton fouet...Trop tard ! La douleur me coupe le souffle. Que la terre peut être dure ! Ça pourrait être pire. Mon bras gauche est cassé, je ne peux plus le bouger. Impossible de m'appuyer. La fracture me torture, peut-être à deux endroits. Je tente de me relever mais une poigne rugueuse me tire par les cheveux dans un rire sonore.

_ Regarde-moi cet oiseau de nuit.

Un homme aux yeux sombres sort des fourrés, satisfait, l'arc au poing.

_ Mais c'est qu'elle se débat... Une vraie vipère.

Mon bourreau me lance à terre. Finalement peut-être trois fractures. Courir ? Pas le choix ! Il serait temps que j'apprenne à me battre. Un troisième larron surgit de nulle part et me renvoie balader vers ses compères alors qu'un quatrième me saisit bras écartés. La douleur me transperce. Mes épaules écartelées craquent et m'arrachent un cri de souffrance.

_ T'inquiète pas. Quand on en aura fini avec toi, on te ramènera au stratège. Tu voulais voir, tu seras servie.

Fini avec moi ? Ça n'augure rien de bon. Trouve un truc, un truc, une dernière carte comme on lance un sauf-conduit.

_ Je suis la princesse Alia, Meneuse des vierges d'Artémis.

Le bras de mon agresseur s'élève dans un geste sans équivoque. Encaisse, encaisse... Rien ne vient. Ils se regardent, ils s'interrogent. Mais voilà qu'un rouquin apparaît, nonchalant, son épée posée sur l'épaule. Il n'est pas hyksos celui-là. Plus grand, plus pâle, presqu'atlante, ses yeux noisettes me détaillent, cherchent la faille.

_ Déshabillez-la ! ordonne-t-il. Si elle dit vrai, elle est marquée dans le dos. Pas touche. Sinon je vous la laisse.

Je n'ai même pas le temps de songer à quoi que ce soit. La poigne de mon geôlier me redresse par les cheveux et les dégage sans retenue sur mes épaules. Les deux autres me tiennent fermement les bras. Fauve, je me débats vainement. Pour l'honneur, uniquement ! L'homme devant moi s'en souviendra longtemps. Sacré coup de pied, bien placé. Mais le rouquin n'apprécie pas. Sa gifle n'en est que plus brutale. Il ne s'amuse plus du tout. Je retiens mon cri. La haine parcourt mon visage pendant que leur glaive arrache le lacet de ma cuirasse. Mon armure tombe à terre libérant ma tunique de lin et ma poitrine suffisamment féminine à leur goût. L'homme à droite se moque :

_ Jolie part en vérité !

Mais le rouquin l'arrête, désignant de la pointe froide de son glaive la marque tatouée, sous la transparence de ma chemise.

_ La clef de l'Atlantide est la part du roi !

Je relève doucement mon visage. Comment ? Comment m'a-t-il appelée ? Non, c'est impossible ! Je sens à peine les grosses mains calleuses de la brute hyksos déchirer ma tunique, tourner mon dos, effleurer ma peau. Je l'entends à peine regretter son « c'est elle ». Un flot de sang inonde mon visage. La brute s'effondre à mes pieds gorge ouverte. Cela va si vite ! Le rouquin ? Immobile, figé comme une statue de glace. Son corps se brise en mille éclats dans un craquement sinistre. Iolass ! Je ne sais ce qui me prend. Je me tourne vers l'un de mes tortionnaires, me dégage de son emprise, saisis son glaive à la ceinture et le transperce. Pendant que la lame passe de part en part, pendant que son souffle fuit, je vois tout ce qu'il était, tout ce qu'était sa vie. Son sang chaud coule sur ma main. Je perds pieds : des visages inconnus surgissent de nulle part. Des parents, des amis, des femmes, un fils ! Je hurle.

Des éclairs métalliques zèbrent mon regard, le bruit d'épées au combat, un corps qui s'effondre. Iolass ? Son nom se perd dans un cri de désespoir. Je halète. Il apparaît doucement couvert de sang. Vivant, il est vivant ! Il pose sa main sur ma joue froide.

_ Reviens ! Par pitié, reviens !

J'avale douloureusement ma salive. Mon cerveau en miettes n'articule aucun mot. Il regarde mon bras brisé. Je ne le sens pas. Aucune partie de mon corps n'est sans douleur.

_ Il ne faut pas rester ici. Pars devant.

Je me raidis, terrorisée. Non, pas sans lui.

_ Allez, crie-t-il, obéis !

Je frémis. D'accord. Courir, encore, courir. Il est très vite prés de moi. Je regarde sans cesse sur nos pas. C'est impossible. Ils ne peuvent pas savoir. Pourquoi ? La clef de l'Atlantide est la part du roi ! Impossible ! Ça ne peut pas...

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant