Chapitre 20 - 3

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Les ruines étaient paisibles.

Plus ils avançaient plus s'offrait à eux la splendeur de vestiges que nulle guerre n'avait souillée. En ces quartiers, seuls le temps et la nature avaient fait leur office.

Au fil de leur pas, leurs angoisses s'estompaient, remplacées par l'émerveillement

L'architecture, bien que proche de celle qu'ils avaient pu voir dans la cité de Perduhn, possédait néanmoins quelques différences. Moins de faste, plus de modestie dans les proportions, sauf en ce qui concernait certaines grandes constructions. Ève identifia celles-ci comme étant des temples, de gigantesques temples, non pas par leur hauteur, car ils dépassaient rarement trois étages, mais par leur superficie. Il ne s'agissait pas seulement de lieux de cultes, dans lequel les fidèles venaient prier. Les différents bâtiments et dépendances qui y étaient liés, les vastes jardins, les cours et les places abritant des fontaines ou des puits indiquaient qu'il s'agissait aussi de lieux de vie.

Peut-être la végétation rampante, qui avait colonisé les murs et certains toits, conféraient à ces constructions une noblesse qu'elles n'avaient pas eu à l'origine, mais peut-être aussi n'était-il pas besoin de construire à l'aune d'un ego démesuré pour imposer le respect. Bien que d'une apparence moins glorieuse que les hautes tours de Perduhn, cette cité possédait une âme impressionnante. L'architecture y respirait, à dimension humaine elle laissait imaginer une vie au rythme serein, loin de l'oppression d'une civilisation étouffante.

Ils avaient des jours devant eux pour la visiter, mais Ève les poussait à avancer sans s'attarder. Une pulsion de plus en plus puissante l'empressait. Elle les guidait sans connaître les lieux, n'ayant conscience que de la direction vers laquelle ils devaient progresser : le nord-est.

Ils prirent le grand axe qui s'enfonçait dans la cité, puis bifurquèrent vers l'est, avant de reprendre vers le nord, puis de nouveau à l'est. La route, composée de pavé d'un beige-rosé d'une vingtaine de centimètres de côté, s'élevait progressivement, mais Ève ne ralentissait pas.

Finalement, ils arrivèrent en vue d'une arche, après laquelle l'avenue devenait route, qui montait entre les parois d'un large ravin. Sur le fronton du monument d'une dizaine de mètres de hauteur était sculpté le visage d'une femme, divisé par le centre en deux parties. Du côté droit, les traits étaient mis en valeur comme s'ils étaient maquillés et apparaissaient dans toute leur beauté, presque enjôleurs, la chevelure était nattée, les sourcils fins et biens dessinés. Du côté gauche, les traits et les cheveux étaient à l'état naturel, emprunt d'une douceur et d'une bienveillance maternelle, avec dans le regard un quelque chose qu'on pouvait assimiler à de la sagesse.

« Ça sent la schizo, observa Christophe en plaisantant.

- Ou la dualité » releva Samya.

Ève ne disait rien, mais elle était déjà sous l'arche et les attendait.

« Qu'est-ce qu'il y a là-bas ? » lui demanda Julie.

Après un temps de réflexion, la jeune fille lui répondit : « Je sais pas trop... la réponse à mes rêves, je crois. 

- T'es sûre que tu veux y aller ? continua Julie.

- Oui, acquiesça Ève. Au moins ce sera fini.

- C'est dangereux ?

- Non. Elle ne nous veut pas de mal, j'en suis sûre ».

Un frisson parcourut la nuque de Christophe. Sur terre, dieu avait toujours voulu le bien de l'être humain, et des millions d'hommes étaient morts en son nom, quel qu'il soit. Mais Ève semblait si confiante...

Autour d'eux, tout semblait normal. Un animal, ressemblant à un lézard insectoïde aux yeux pédonculés, trottait allègrement sur les reliefs de l'arche, un petit oiseau aux battements d'ailes frénétiques chassait des scarabées au bourdonnement discret. D'autres insectes crissaient, d'autres oiseaux piaillaient, rien qui ne ressembla à la nature retenant son souffle face à un événement imminent. Ils étaient seuls à ressentir cette tension. L'instinct de Christophe lui soufflait que passer cette arche scellerait un tournant dans leur vie. Ou peut-être était-ce simplement l'appréhension...

L'instant s'éternisa, jusqu'à ce que les trois mots résonnent dans son esprit. « Je serai là ».

Christophe fit un pas vers Ève et se retourna vers les autres filles. « Ça peut pas être si terrible que ça ! leur dit-il avec enthousiasme. On visite, et si ça nous plait pas, on fait demi-tour, non ? »

Elles abondèrent au bon sens de sa remarque. Il se força à sourire, sans savoir si son expression se montrait convaincante.

Finalement, leur amitié l'emporta sur les doutes. Julie et Samya, les premières, emboîtèrent le pas d'Ève et passèrent sous l'arche. Kim hésita un peu plus longuement, sous le regard attentif de Christophe. Puis, avec des gestes précipités, elle se hâta de parvenir à sa hauteur et prit sa main pour avancer avec lui.

Lorsqu'ils passèrent sous l'ombre de l'arche, elle le surprit en le retenant soudain. Il s'arrêta et elle vint se blottir contre lui pour le serrer très fort. « J'ai peur » lui souffla-t-elle tout bas. Il lui demanda pourquoi. Elle leva vers lui un visage exprimant une incertitude innocente, sans plus de réponse que ses jolis yeux en amande grand ouverts. Il passa sa main dans sa chevelure soyeuse avec tendresse et lui sourit, certain cette fois-ci du sentiment qu'il transmettait.

Elle se hissa sur la pointe des pieds, il se baissa en réponse, et ils s'embrassèrent, leurs langues se mêlant en un échange profond. Lorsque leurs lèvres se défirent, il crut entendre un murmure, un « Je t'aime » à peine audible. Mais il n'eut pas le temps de relever, elle repartit prestement en le tirant vers la lumière qui inondait le ravin. Il la suivit, intrigué, le visage figé dans une sorte de sourire indécis, et ils coururent main dans la main pour rattraper les autres.

Des statues de femmes étaient réparties de chaque côté de la route, espacées d'une dizaine de mètres. En dehors de la nature féminine des sculptures, aucun lien logique ne semblait les relier entre elles. L'une était guerrière, l'autre femme portant un enfançon, une troisième travailleuse chassant la sueur de son front d'un revers de la main, une quatrième à moitié dénudée semblait sortir de son bain. Aucun symbole particulier, aucun trait commun ne se retrouvait. Et même si toutes les statues étaient de belle facture, plusieurs styles artistiques se côtoyaient.

Au bout de huit cent mètres, le ravin s'évasait et ouvrait sur un large vallon encaissé, illuminé de soleil. Une végétation peu dense en couvrait les flancs, composée principalement d'arbres bas et d'arbustes d'essences variés. La route bordée d'une herbe grasse s'enfonçait jusqu'à un temple adossé à la paroi de pierre, à trois cent mètres de là.

De chaque côté du bâtiment, une gigantesque statue de pierre, sculptée à même la roche s'élevait jusqu'en haut de la falaise, presque trente mètres plus haut. Chacune représentait une femme portant une tunique ceinte à la taille par une cordelette, le crâne rasé, les bras relevés pour supporter un bouclier long. Les deux boucliers se rejoignaient au dessus du bâtiment, et séparaient en deux flots un petit torrent, qui, ainsi détourné, s'élevait pour retomber sur la droite et la gauche en deux colonnes scintillantes. Aux pieds des colonnes vaporeuses, deux bassins symétriquement disposés laissaient s'échapper deux cours d'eau, qui se rejoignaient pour former un arc semi-circulaire devant le temple.

La roche avait été creusée pour former l'entrée de l'édifice. Six énormes colonnes d'une vingtaine de mètre de hauteurs en ornaient la large façade, elles supportaient un fronton richement sculpté de visages de femmes aux diverses expressions. Au centre du fronton trônait le visage dichotomique remarqué sur l'arche qui ouvrait la route.

Un large escalier, bordé de statues, descendait depuis les colonnes jusqu'à une esplanade dallée, circonscrite par le cours d'eau demi-circulaire. Deux terrasses interrompaient l'escalier à intervalle équidistant, chacune ornée d'un bassin central, à l'instar de l'esplanade. L'eau du bassin le plus élevé, de forme rectangulaire, débordait sur une pente lisse encadrée par les marches, pour venir emplir le second, de forme identique mais de taille supérieure. Dans un enchaînement logique, celui-ci débordait sur le côté opposé au temple, pour laisser l'eau descendre jusqu'en bas des escaliers et former une large rigole venant alimenter un grand bassin circulaire, au centre de l'esplanade.

Vierge de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant