Chapitre 45 - Paradis perdu

8 2 0
                                    

On pouvait difficilement imaginer être plus heureux.

Certes, ce n'était pas le bonheur permanent, mais ça s'en rapprochait. Comment vivre une vie plus douce ?

Christophe était assis, ou plutôt à moitié vautré, contre le buste de Julie, elle-même adossée à un un arbre. A moitié allongée sur lui, la tête sur sa poitrine, Kim s'était assoupie. Ils étaient nus, ils venaient de faire l'amour. C'était quelque chose d'incroyable, cette façon dont leur trio avait évolué, si étrangement, en dehors de ce qu'il croyait possible, en dehors des normes qu'il croyait fermement ancrées dans la nature humaine, ils avaient trouvé un équilibre.

Bien sûr, Kim restait sa chérie, son amour incommensurable, aussi naïve que pouvait être cette expression. Mais Julie avait sa place aussi. Elle l'avait faite, plus profondément encore, après leur retour de l'expédition dans la vallée secrète, après que Kim et lui ait fait si totalement l'amour, alors qu'il avait cette impression de désespoir en lui. Et tout était remonté subitement, toute sa douleur était partie. Kim avait nettoyé son cœur de tout ce qui l'alourdissait, de toute sa peine, et Julie lui avait redonné la force, la rage de se battre. Avec sa faconde parfois crue et sa façon d'affronter l'adversité, elle lui avait transmis les mots qu'elle-même s'était trouvée pour surmonter la faiblesse de sa convalescence. Et au fur et à mesure, elle s'était imposée dans le couple qu'il formait avec Kim, non pas avec force ou persuasion, mais avec évidence. Elle constituait une partie de leur équilibre, ils ne pouvaient pas la laisser de côté. Peut-être était-ce parce que Kim n'était pas possessive, ou qu'elle avait besoin de ce que Julie lui donnait et que Christophe n'était pas capable de donner, quoi que ce fut.

Ils vivaient heureux, paisiblement, depuis plus de deux mois maintenant, parmi la tribu des nesqs. La jungle pourvoyait à leurs besoins et les journées étaient riches d'émotions et de découvertes. Ils apprenaient, tous, chacun dans le domaine qu'il avait choisi. Tetsë, un des kokoris sauvé de l'esclavagisme, lui avait confectionné une espèce de harnais de cuir, pour pallier à son handicap. Il se fixait sur l'avant bras et le coude, permettant de tenir une prothèse de bois dans laquelle avait été enchâssée une lame de coutelas. Christophe pouvait la passer tout seul maintenant, ils avaient trouvé un système pour serrer les sangles avec la bouche et une seule main. Non seulement l'estropié pouvait utiliser cette lame comme outil, mais il s'en servait également pour se battre, ayant repris l'entraînement avec Isk-hi. Une hachette dans la main droite, et sa lame à gauche, il suait chaque jour sang et eau pour s'améliorer. Et il y parvenait, il s'étonnait lui-même.

Peut-être ses nouvelles compétences aux armes blanches étaient-elles en parti dues à ses progrès en méditation. Alors qu'il se sentait désemparé et appelé par le « vert », Aëlep l'avait aidé à comprendre la nature de cet appel, ou plutôt du besoin que son corps et son esprit avaient vis à vis du grand tout, dans lequel une immersion pouvait permettre de combler le vide que la main tranchée avait engendré. Aëlep l'avait guidé, pour trouver la paix au lieu de l'oubli, et en même temps, il lui avait permis d'affermir le lien qui s'était créé entre Christophe et le grand tout, Tëteda, la nature mère. Christophe arrivait à présent à l'écouter, à le ressentir sans se laisser envahir ni s'abandonner. Et même mieux, il arrivait à s'imprégner de la force de la nature pour trouver la sérénité et évacuer la fatigue. Après quatre heures d'entraînement intensif, un seul quart d'heure en méditation lui permettait de retrouver toute sa vigueur et son énergie. Il n'en était pas encore à décupler ses forces par ce biais, comme parvenait à le faire les khokuhns en permanence, mais il s'en rapprochait.

Isk-hi était un enseignant incroyable dans le domaine du combat. Il ne se fâchait jamais, était toujours prêt à expliquer cent fois un mouvement s'il le fallait, et en même temps, il faisait preuve de fermeté, pour les forcer à dépasser leurs limites. Seul Kim, ne participait pas aux entrainements aux combats. Samya passait plus de temps à l'arc qu'au coutelas, mais elle était présente chaque jour avec eux. Elle était devenue plus forte que n'importe quel homme, khokuhn mis à part peut-être, depuis sa transformation, depuis cette source magique dont Christophe l'avait fait bénéficier. Elle était non seulement plus forte musculairement, mais elle avait aussi acquis des réflexes d'une rapidité incroyable, elle était même plus réactive que Bagheera. Elle passait le plus clair de son temps à s'entrainer avec l'arc qu'Isk-hi lui avait fabriqué. Isk-hi lui même ne pouvait le bander à fond sans utiliser de magie. Seule Ève y parvenait. Mais pour la précision, personne ne battait Samya. Elle visait si précisément qu'on aurait pu croire qu'elle avait un laser dans l'œil. Lorsqu'elle fixait une cible, ses yeux ne cillaient pas, son bras ne tremblait pas d'un iota, dût-elle rester l'arc tendu pendant un temps interminable. Son corps avait changé, tout simplement. Iyuh avait dit qu'il avait atteint la perfection, mais pas celle de l'être humain : celle de la vie. Son corps fonctionnait comme ce que la vie pouvait créer de mieux, dans tous les domaines.

« Tu dois être un sacré bon coup alors ! » avait sorti Julie après les paroles du kiyé.

« On risque pas de le savoir de sitôt... » avait rétorqué l'archère. Son regard avait croisé celui de Christophe, mais il n'avait vu en elle aucune amertume, aucune rancune. Elle avait accepté le choix de leur trio, et elle avait choisit son chemin à elle, qui passait par une abstinence digne de celle d'Ève. Christophe pensait qu'elle n'était plus amoureuse de lui. Ils étaient tous amis, vivant dans une tribu pacifique et tolérante, oui, Christophe le pensait, tout était parfait ici. Ils pourraient vivre heureux, ici, pour toujours.

A quoi servait la civilisation ? Le terme de sauvage ne s'appliquait pas aux Kyohnis. Ils étaient les héritiers d'une culture millénaire, ils vivaient en équilibre avec leur monde. Leur magie était l'équivalent d'une technologie, mais ils l'utilisait en avec mesure.

Ils avaient fondé un mode de vie parfait.

Christophe pourrait être éternellement heureux ici. Ne serait-ce cette petite promesse qu'il avait faite... Les ramener.

Elles-mêmes y pensaient-elles encore ?

Il caressa les cheveux soyeux de Kim. Elle sentait bon. Elle sentait toujours bon depuis qu'elle étudiait avec Jaïba, changeant souvent de parfum, au gré de ses apprentissages.

« Tu vas la réveiller, murmura Julie.

- Tu penses à... la Terre parfois ? Lui demanda-t-il tout bas. Je veux dire, le monde d'où on vient ?

- Souvent. Je me demande ce que devient ma famille. Comment grandissent mes petits frères... »

Aussi précisément qu'un scalpel dans la main d'un chirurgien, Julie avait mis le doigt dessus, juste là où ça fait mal. Ils...

Un bruit de cavalcade qui s'approchait interrompit brusquement les réflexions de Christophe.

Samya jaillit des fourrées à quelques mètres devant eux, la respiration haletante. « J'étais sûre de vous trouver là !» Depuis le temps, elle s'était faite à leur nudité, elle n'était plus du tout gênée. « Je crois qu'il y a quelque chose de grave qui s'est passé. Ojoro a déboulé dans le village il y a à peine quelques minutes. J'ai pas tout compris, mais je crois qu'il a dit que beaucoup de blessés arrivaient.

- Mais... ? Aucun groupe n'est parti du village pourtant ?

- Je pense pas qu'il parle de Nesqs. Et... je crois bien que j'ai entendu le mot Akheraï dans la discussion »

Vierge de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant