Vierge de sang

Chapitre 35 - Le démon

La joie de la libération n'avait durée que peu de temps. Après quelques jours de marche, beaucoup plus lente que la course effrénée qui leur avait permis de rejoindre les esclavagistes, l'humeur des Kyohnis, Kokoris et Nesqs mélangés, s'était assombrie d'une inquiétude sourde.

Les khokuhns avaient été les premiers à le sentir, puis le kiyé, et peu à peu chaque indigène avait perçu l'ombre d'une menace insaisissable qui planait sur eux. Ils n'étaient pas parvenus à mettre un nom dessus, jusqu'à ce que par une nuit sans lune, l'un d'entre eux disparaisse avec un cri horrifié. Il montait la garde avec deux autres Nesqs, veillant sur le sommeil de leurs compagnons. Les deux autres sentinelles n'avaient rien vu. A un moment, il était là, à une dizaine de mètres d'eux, et, l'instant d'après, il n'y avait plus que ce cri de souffrance qui s'éloignait dans la jungle.

On n'avait pas retrouvé son corps.

Il avait été le premier à disparaître et personne n'avait pu voir l'ennemi qui les suivait.

Le kiyé avait déclaré que les sorciers shoakss avaient invoqué une créature d'ailleurs. Il ne connaissait pas sa nature, mais lui et les deux gardiens avaient senti la présence de cette chose, comme une offense à la nature, une offense à tout ce qui vivait, comme une blessure putride sur l'harmonie universelle.

« Un démon ? avait demandé Ève à Iyuh.

- Un démon, ou gosheruhn incarné aussi. Magie shoakss est en partie magie de sang, magie aghimé différente. C'est une mauvaise magie. Shoakss aiment mettre terreur dans le cœur de leurs adversaires, ils aiment créer douleur. Ils sont aussi sombres que leur cavernes. Mauvais hommes.... Mauvais hommes »

Quatre autres indigènes avaient disparu depuis. Et même si à présent leur groupe était arrivé sur le territoire de la tribu, à quelques dizaines de kilomètres du village des Nesqs, la peur ne les avait pas quittés.

Ève et les khokuhns avaient bien tenté de pister la créature. Ils avaient pu repérer ses empreintes griffues et les suivre sur plusieurs centaines de mètres, mais ses traces disparaissaient à chaque fois, comme par enchantement. Parfois elle grimpait aux arbres, mais là aussi sa piste s'arrêtait.

Étant donné la profondeur des empreintes, ils avaient déduit qu'elle était très lourde, sans doute plus grande qu'un être humain. Elle devait au moins peser autant que deux guerriers. Mais, si elle était si grande, comment pouvait-elle faire pour se cacher d'eux ? Pour surprendre ceux qui montaient la garde la nuit ? Ils étaient aguerris pourtant...

Ils la soupçonnaient d'être invisible. Ils la soupçonnaient de pouvoir se transformer en brume aussi noire que la nuit, comme le kahoru des contes pour enfant, que les héros n'arrivaient jamais à tuer, parce que c'était un être fourbe qui préférait la fuite à l'affrontement, et qui n'attaquait que lorsqu'on était en état de faiblesse ou inattentif, une créature qui se transformait en un nuage noir pestilentiel au travers duquel les armes passaient sans faire de mal. Les Kyohnis habillaient leur peur de tous les noms qui leur passaient par l'esprit. La plupart n'arrivaient plus à dormir, hantée par la terreur de se réveiller entre des griffes acérées.

Ils avaient bien tenté de lui tendre des pièges, mais aucun n'avait fonctionné. C'était une créature intelligente, et ils sentaient ses yeux sur eux, même en plein jour.

Malgré sa foi, malgré sa force, Ève n'était pas plus rassurée que ses amis. Elle sursautait à chaque bruit inattendu, réalisait parfois soudainement qu'elle tenait sa lance à en avoir les jointures blanches, tendue en permanence. Bagheera ne la quittait plus d'une semelle, la jeune fauve n'allait plus chasser la nuit, comme elle avait auparavant l'habitude de le faire.