Chapitre 50 - Le sanctuaire

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Un frisson parcourut la nuque de Christophe.

Après qu'il ait réintégré son corps grâce aux actions des chamanes, ils s'étaient tous reposés une journée entière, puis étaient repartis vers le Sanctuaire. Ils avaient mis quatre jours pour atteindre l'entrée qu'ils avaient à présent sous les yeux.

Devant lui, une cinquantaine de Nesqs étaient déjà passés entre les quatre statues antédiluviennes, placées symétriquement de chaque côté de l'étroite passe. Iyuh lui avait expliqué qu'il s'agissait des statues gardiennes dont il lui avait déjà parlé. La magie des anciens Kyohnis était censée les animer si des ennemis du peuple tentaient de passer. Mais à la vérité, comme il avait précisé, personne ne les avait vu bouger de mémoire d'homme.

Lorsque Christophe avait demandé plus de précision, sur la définition des ennemis du peuple pour les anciens, Iyuh n'avait pas su quoi répondre. Et c'est à ce moment même qu'était venu le frisson.

Tout en avançant, il se grattait pensivement le menton, lorgnant du côté des statues. Elles étaient si vieilles qu'on ne distinguait presque plus leurs détails, sous la végétation qui les avait recouvertes. De presque deux mètres de haut, sculptées dans une pierre blanc cassé, chacune était posée sur un large piédestal de la même matière, approximativement carré. Elles représentaient toute un homme accroupi, recroquevillé sur lui même. A la vue des tiges souples, qui s'immisçaient dans les interstices entre les cuisses et le buste, on aurait presque pu penser que les plantes grimpantes qui les avaient colonisés naissaient quelque part en leur chair. Étrangement, et comme pour renforcer cette impression, il n'y avait pas d'autre végétation sur la roche alentour, en dehors de quelques rares arbustes lilliputiens qui tentaient de pousser comme ils pouvaient dans les fréquentes anfractuosités.

Christophe ne se sentait pas du tout ennemi des tribus indigènes, mais il était sans conteste un étranger. Peut-être était-ce la raison de ce sentiment d'appréhension qui le saisit, lorsqu'il s'engagea dans l'espace de quatre mètres de large qui séparaient les statues, sur les talons de Julie et Kim.

Julie, elle, était toujours aussi taciturne. Elle était profondément troublée. Depuis son expérience dans la grotte du Dédale elle parlait très peu. Entre le moment de sa dématérialisation et celui où elle était revenue grâce à l'action des chamanes, elle n'avait pas vraiment eu conscience du temps écoulé, mais elle avait confié à ses amis qu'elle sentait distinctement que quelque chose avait changé en elle, quelque chose qui la mettait extrêmement mal à l'aise. Kim ne la quittait plus depuis son retour et lui tenait souvent la main, comme en cet instant. Julie, elle, gardait la tête penchée vers le bas, en pleine introspection. Pour cette raison, elle ne réagit pas lorsque le chasseur qui la précédait s'arrêta subitement en voyant les statues se redresser, et elle le percuta avec un hoquet de surprise.

En une onde concentrique, toute la colonne s'arrêta bientôt, tandis que statues gardiennes écartaient les bras, et que les lianes qui les recouvraient s'animaient, se redressant comme des tentacules prenant origine dans leur sternum.

Déployées, les statues faisaient plus de quatre mètres de haut, imposant un respect craintif. Leurs tentacules végétales bruissaient et ondulaient entre les humains de la colonne, tâtant chaque être présent. Christophe en sentit une glisser sur son épaule, mais n'osa pas plus bouger que ceux qui l'entouraient. L'extension végétale le repoussa sans brusquerie, comme elle le faisait avec chacun des êtres palpés, à l'exception de Julie. Celle qui la toucha se redressa vivement, et d'autres jaillirent pour bientôt cerner la jeune black désemparée.

La main de celle-ci se dirigea vers le fourreau de son épée magique, mais elle arrêta son geste lorsque Christophe lui cria de ne rien faire.

« Ce sont des protecteurs du peuple kyohnis, la prévint-il, il ne faut pas se montrer agressif ! ».

Les indigènes s'écartèrent prudemment, pendant que les statues descendaient de leur piédestal et prenaient position autour de Julie. Les lianes ondulaient et formaient un véritable mur végétal. Malgré la peur qui l'étreignait, Julie se força à rester calme et écarta ostensiblement les bras, pour indiquer ses intentions pacifiques. Avec une vivacité foudroyante, les tiges souples jaillirent vers elle et s'enroulèrent autour de ses membres, pour la soulever sans ménagement.

Christophe s'aperçut aussitôt que les lianes agissaient par groupe. Chacune de celles qui provenaient d'une même statue s'enroulaient autour d'un unique membre, et lorsqu'il vit les mains de pierre saisir fermement le groupe de tentacules végétales qui provenait de leur propre ventre, il comprit avec horreur ce qui allait se passer. Il s'élança et sauta sur le groupe de liane le plus proche, pour le tirer en sens inverse, mais les gardiens de pierre étaient beaucoup trop fort. A peine la tension entamée, Julie cria, puis immédiatement après, la tension s'évanouit. Christophe tomba à terre en même temps que les statues reculaient sous l'effet de surprise.

Le jeune homme se retourna aussitôt, s'attendant au pire, mais ne vit rien. Il chercha son amie des yeux, parmi les lianes qui tournaient dans tous les sens, mais ne l'aperçut pas.

« Elle a disparu, s'écria Kim à son intention.

- Comment ça disparu ?

- Elle était là ! Tenue par les lianes. Et puis... elle a disparu.

- Elle s'est dématérialisée » précisa Iyuh, qui venait de les rejoindre.

Les statues, bien qu'inexpressives, continuaient d'agiter les longues tentacules qui sortaient de leur poitrail en tout sens.

« Putain de... » L'exclamation de Christophe fut interrompue par la rematérialisation soudaine de son amie, au milieu d'une explosion de lumière argentée et dorée. Elle reprit forme au dessus du sol, là où les lianes l'avaient tenue, puis tomba aussitôt par terre.

Les statues projetèrent immédiatement leurs extensions dans sa direction mais trois des khokuhns, qui étaient revenus jusqu'à eux entretemps, s'interposèrent. Certaines des lianes les saisirent, les soulevèrent, et les déplacèrent précautionneusement, tandis que d'autres enserraient de nouveau leur cible. Christophe s'interposa à son tour, imité par Ève, Samya et Kim, puis plusieurs des Kyohnis présents, qui avaient combattu avec Julie dans la grotte. Certains saisissaient des lianes pour les tirer, d'autres se jetaient sur le jeune femme pour empêcher qu'elle soit écartelée, mais personne ne tirait d'arme ou n'essayait de frapper les statues.

Soudain la voix d'Aïkehu perça. Il était en queue de colonne, allongé sur une civière posée au sol, et exhortait ceux qui l'entouraient à le porter près de l'action. Il fut finalement entendu, et dans le chaos indescriptible, parvint jusqu'aux gardiens de pierre. Il se fit poser au sol, s'agenouilla à moitié, à cause de sa jambe maintenue par une attelle, et se prosterna comme il pouvait.

« Gardiens de pierre, s'exclama-t-il en français, connaissez la... reconnaissez cette femme » se reprit-il. Il s'interrompit, troublé, puis recommença : « Grands Protecteurs et Gardiens de Pierre, reconnaissez cet être comme un ami des fils de la terre. Moi gardien de chair, j'offre en gage mon sang, sur mon âme, j'en suis garant. » Puis, il s'entailla le poignet et laissa couler son sang au sol.

Les statues se figèrent, puis, peu à peu, les lianes refluèrent. Les lourdes jambes à la blancheur opalescente reculèrent jusqu'à leur place originelle, puis fléchirent. Les corps ployèrent, les bras enserrèrent les genoux, tandis que les tentacules végétales reprenaient leurs positions initiales. Et bientôt, ce fut comme si elles n'avaient jamais bougé.

Le silence du soulagement dura plusieurs secondes, puis les Kyohnis et les Français se redressèrent, abasourdis pour la plupart.

« Il a été Gardien du Sanctuaire, jadis, apprit Iyuh à Christophe dans un murmure. Cette formule doit être un de leurs secrets.

- Je croyais que c'étaient les statues qui gardaient le Sanctuaire ? » Interrogea le jeune homme, tout en aidant Julie à se relever.

Iyuh nia d'un geste de la tête : « Non. Il a plusieurs types de gardiens pour le Sanctuaire, il est trop important. Chaque tribu donne un Gardien, tous les dix ans. Seuls les meilleurs servent. Mais ça remonte à longtemps pour lui, il était jeune.

- Une chance qu'il se soit rappelé de la formule.

- Une chance qu'il ait survécu » précisa le kiyé.

Vierge de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant