Chapitre 16 - 2

7 2 0
                                    

Un court silence s'installa, que Lyzéa interrompit après plusieurs secondes : « Cela sera interprété comme une trahison par les Hauts-Mages.

- Nous n'avons jamais été leurs alliées, précisa calmement Ève. Nous acceptions leur joug pour pouvoir continuer à œuvrer pour le peuple. Aujourd'hui leur politique s'éloigne trop de nos vœux.

- Notre culte risque d'être déclaré hors la loi.

- Cela déclencherait une guerre civile, ils ne peuvent pas se le permettre dans ces circonstances.

- Et après la guerre ?

- Notre peuple perdra la guerre. Après celle-ci, nous n'aurons plus à nous soucier des Hauts-mages et de leur inimitié envers nous.

- Et les Akhéraïs ? Tu penses que les Boronides ou les Ichsorihns pourront retenir leurs foudres ?

- Non. Il nous revient de donner de quoi abreuver la soif de vengeance des Nocturnes.

- Et comment y parviendrons-nous ? Seul le sang les apaise. Lequel verserons-nous ?

- Le nôtre ».

Armida, qui, avec Lanka, était restée silencieuse durant l'échange précédant, mit quelques secondes à réaliser ce qu'impliquait les paroles énoncées par ses supérieures. Aussitôt qu'elle en compris le sens, un « non » semblable à un coup de tonnerre s'échappa de sa bouche. Shyva, sa compagne au poil brun se releva d'un bond, surprit par la violence du ton.

« Non, reprit l'impulsive Intouchable. Nous n'allons pas nous suicider à cause des manigances des mages !

- Il ne s'agit pas d'un suicide, Armida, mais d'un sacrifice... Pour contrer leurs plans. Ils veulent nous forcer la main, pour que nous intervenions dans la guerre. Mais nous représentons parmi les humains ceux qui s'opposent à l'Empire des Mages et à ses abus. Si nous nous rangeons à ses côtés, même forcées, cela signifiera pour nos ennemis que tous les humains sont dans le même sac, et qu'ils doivent tous être éliminés. Nous devons ouvrir une alternative, pour que lorsque la victoire sera complète, les armées de l'Alliance fassent preuve de clémence et empêchent les Nocturnes d'éliminer les humains jusqu'au dernier.

- Mais si nous combattons aux côtés de l'empire, contra Armida, nous et toutes les prêtrises des dieux opposés à Ehntehag, la déesse des Mages, nous pouvons gagner cette guerre !

- Si l'Empire gagne, si les Mages gagnent, répondit Ève en insistant sur le nom de ses ennemis intimes, ce sont toutes les civilisations qui s'effondreront. J'ai vu ce qu'apporterait leur règne. Aorila me l'a montré. Leur soif de pouvoir les mènera au-delà du point d'équilibre, et ils apporteront le Koraorohn : la corruption des éléments... la disparition de toute vie. Ce ne sera pas la fin du monde, c'est vrai. Il continuera, changé en sa plus profonde substance, évoluant vers d'autres formes d'existence. Mais tous les peuples auront disparus, tous les humains, dont nous avons la garde, auront disparus.

... Cela, nous ne pouvons le permettre ».

Armida contempla Ève avec abattement. On pouvait voir sur son visage qu'elle ne doutait en aucune façon des visions qui lui avaient été annoncées. D'une voix basse, à peine un filet, elle demanda cependant : « Mais on peut toujours changer le cours des choses... Non ? On peut gagner la guerre et s'opposer ensuite aux mages ?

- Le risque est trop grand, énonça Ève avec un mouvement de négation de la tête. Nous ne pouvons pas nous permettre cette option. J'ai vu leur puissance et ce qu'ils allaient déchaîner si l'Alliance ne gagnait pas rapidement. Nous n'avons pas ce choix ».

Lyzéa regarda son fauve au regard doré et demanda en la fixant : « Et nos sanctives ?

- Les Nocturnes ont conscience du lien qui unit les Vierges Guerrières aux compagnes félines qu'Aorila leur a accordé, déclara Ève. Il faudra leur ordonner de partir le plus loin possible.

- Je la connais, dit Lyzéa sans quitter sa compagne du regard. Elle sentira ma peur et refusera de partir. Elle se cachera et viendra tuer tous ceux qui porteront la main sur moi.

- Je ne pense pas qu'une seule de nos protectrices agira différemment, compléta Lanka. Nous sommes trop liées à elles.

- Cela ne peut être, refusa Ève. Il y a ici, sous notre protection, plus de cent mille êtres humains. Et plus encore : de notre action en ce lieu dépend l'avenir de notre peuple et de notre culte. Nous ne devons pas verser le sang de nos ennemis. A ce seul prix, nous gagnerons leur respect et leur commisération.

- Mais... alors... pourquoi ne pas s'allier avec eux ? proposa Armida. Puisque nous ne devons pas soutenir l'empire, soutenons l'Alliance et contribuons à la protection de notre peuple sous leur direction ! »

La voix de Pala se fit finalement entendre, un simple « Non » énoncé d'un ton monocorde, ne souffrant pas la discussion. « Non, dit-elle une seconde fois. Nous n'avons pas ce choix non plus. Le peuple ne pourrait comprendre notre geste. Il s'éloignerait de nous.

- Mais pourquoi pas ? continua Armida. Qu'importe si le peuple doute de nous au départ ! A la longue il verra bien que nos actions lui permettront de survivre !

- Il ne le comprendra pas. La haine sera grande après la défaite de l'empire. Le ressentiment habitera le cœur des survivants. Tous ceux qui collaboreront avec l'Alliance seront mis au ban de la société. Nous ne pourrions plus accomplir notre œuvre. »

Armida resta silencieuse de longues secondes. Elle caressa longuement le symbole d'Aorila gravé sur son armure de cuir, le visage d'une femme séparé en deux, d'un côté maquillé et souriant, de l'autre au naturel et réfléchi, elle confia de sa voix de basse : « Je ne veux pas mourir... Pas comme ça. Je veux mourir au combat... pour la déesse.

- Personne ne veut mourir, admit Ève d'une voix pleine de tendresse. Je prendrais ta place si je le pouvais, tu le sais.

- Ils ne vous tueront pas ? l'interrogea Lanka.

- Non. Les Nocturnes n'exigeront que les vies des Vierges Guerrières. Le sort des prêtresses sera un peu moins... dur.

- C'est à dire ?

- Ils nous couperont la langue et les mains, pour que nous ne puissions plus utiliser de magie. Une sorte ... d'exemple. »

Les larmes aux yeux, Armida déglutit péniblement avant d'avouer sa reddition d'un petit geste du menton. Elle se retourna ensuite vers Shyva et vint lui caresser la tête.

« Et pour elles, demanda-t-elle finalement.

- Vous devez leurs faire comprendre, déclara Ève avec conviction. J'aimerais dire qu'Aorila saura les persuader de renoncer et de reprendre leur liberté, mais je sais que le lien qui vous unit est trop fort. »

A son tour Lyzea se rapprocha de sa compagne pour lui caresser le crâne. Reeda, son amie qui avait partagé sa vie et ses pensées depuis de nombreuses années, baissa les oreilles et plissa les yeux. Un frisson parcourut son corps puissant, hérissant brièvement son poil au passage, puis elle appuya sa tête contre le ventre de la première des Intouchables.

« Nous allons toutes mourir alors » murmura cette dernière dans un souffle.

Ève hocha la tête une fois et dit d'une voix pleine d'émotion : « Pour la déesse.

- Pour la déesse » approuva Lyzéa, avec dans son sourire un mélange de peine et de fierté.

Vierge de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant