Chapitre 43 - Le temple du passage

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Cette nuit là, Iyuh utilisa encore ses pouvoirs pour rester éveillé durant tous les tours de garde, ne s'accordant que deux heures de sommeil, juste avant l'aube, pendant qu'Isk-hi et Ève montaient la garde ensembles, secondés par Bagheera.

Alors qu'il allait s'endormir, il repensait à la discussion qu'il avait eu avec Christophe pendant le tour de garde qu'ils avaient eu en commun. Les idées qu'ils avaient échangées l'avaient laissé méditatif, et il se demandait s'il pouvait arriver à faire ce que le jeune mage avait suggéré.

La discussion était partie d'un parallèle que lui-même avait fait au sujet de la millénaire statue gardienne du temple de la Vie et de la Mort, qui lui avait rappelé les légendes que son peuple contait sur les gardiens de pierre de leurs propres temples. En ces époques anciennes de gloire et prospérité pour les Kyohnis, les grands kiyé et khohu pouvaient créer des statues, qui venaient à la vie lorsqu'ils en avaient besoin, souvent en fonction d'un contexte, comme lorsqu'un étranger approchait d'un temple, mais aussi sur ordre parfois. Il s'agissait d'une grande magie, peut-être d'une des plus grandes magies dont ils étaient capables.

Christophe voulu comprendre comment c'était possible, alors Iyuh avait commencé ses explication en définissant ce qu'était une incarnation. Une incarnation est la matérialisation imparfaite d'un gosherun. Imparfaite, car elle ne représente qu'une partie de ce tout que forme le gosheruhn. Qui plus est, la plupart du temps, elle ne représente qu'un de ses aspects, celui évoqué par le créateur de l'incarnation, pour le dessein particulier dont il a besoin. Mais ce n'est pas le gosheruhn, ni même une partie de lui, c'est une sorte de copie. Le créateur de l'incarnation s'inspire de l'essence du gosheruhn, pour modeler une forme, il rassemble les énergies pour créer cette forme, une incarnation, une copie de chair. L'intérêt est qu'elle est capable de communiquer directement avec le monde matériel, elle peut interagir avec lui, ce que ne fait pas le gosheruhn, qui n'existe réellement que dans un autre niveau de réalité. Dans des cas exceptionnels, il peut arriver qu'un gosheruhn s'incarne spontanément, principalement lorsque les tempêtes animent la nuit de leur puissance électrique. Mais cela ne dure que le temps de la tempête, et encore une fois, ce n'est qu'une copie, une expression partielle du grand tout que forme un gosheruhn.

Les incarnations magiques ont une durée de vie plus longue, dépendant de la puissance que leur créateur a investie, ou leurs créateurs, car souvent il faut plus d'un manipulateur de magie pour réaliser cet exploit. A part pour les Ichsorihns peut-être, qu'on dit particulièrement doués pour cette magie-là.

« Quel rapport avec les statues ? » avait voulu savoir Christophe.

Le rapport était que créer une statue gardienne est une variation de la création d'une incarnation. Une statue gardienne est imprégnée de l'essence d'un gosheruhn, tout comme l'incarnation, mais de manière plus permanente, ou tout au moins plus longue. Une incarnation dure rarement plus de quelques années, alors qu'une statue gardienne peut conserver sa magie des siècles durant. La magie utilisée pour imprégner la statue est plus primaire, parce qu'il n'est pas possible de mettre dans la pierre une empreinte aussi subtile que celle qu'on peut mettre dans la chair. Une statue gardienne n'est que partiellement animée, dans le sens où elle n'a pas d'esprit. Elle ne pourra pas communiquer, en dehors des phrases qu'on pourrait lui avoir attribuées magiquement, qu'elle prononcera en fonction du contexte qui y est lié, mais elle ne pourra pas raisonner. Son intelligence est plus proche de celle de l'insecte que de celle de l'animal.

« Mais cela fait de grands gardiens, avait conclut Iyuh. Puissants, difficiles à tuer. Qui peut tuer la pierre ?

- La magie, avait rétorqué Christophe.

- Oui, avait admit le Kiyé, la magie. C'est pour cela que les aghimés nous ont conquis. Ils manipulaient une magie plus puissante que la nôtre. »

Après une courte période de réflexion, Christophe avait demandé si Iyuh connaissait la magie pour incarner un gosheruhn. Mais hélas, c'était une magie dont il ne connaissait pas le secret. Tout ce qu'il savait était que cela nécessitait la coopération de la magie du khohu, pour capturer l'essence du gosheruhn, et celle du kiyé, pour lui faire prendre chair.

Christophe avait fait remarqué qu'il arrivait à évoquer le gosheruhn d'Isk'hi dans le monde spirituel de la gemme magique qu'il portait au front. Cela se rapprochait assez de ce qu'Iyuh avait dit de l'intervention de la magie du khohu pour la création d'une incarnation. Il manquait donc, selon lui, l'aspect de la magie du kiyé.

Le chaman était resté pensif de longues minutes, et avait promis d'y réfléchir. Quel bienfait ce serait si sa tribu pouvait acquérir de nouveau la magie des incarnations, et peut-être même celle des gardiens de pierres ! Ce serait un miracle. Peut-être Christophe était-il un élu, finalement. Celui qui pouvait accomplir de grandes choses pour le peuple.

Pour ce qui était de l'incarnation, Iyuh savait que cette connaissance n'avait pas disparu. Il y avait lui-même assisté dans ses jeunes années. Son maître n'avait pas eu le temps de lui en apprendre le secret, mais d'autres chamanes des tribus les maîtrisaient. Peut-être s'il entrait en transe pourrait-il se remémorer la cérémonie à laquelle il avait assisté plus jeune ? Grâce à cela, il pourrait peut-être trouver des pistes pour redécouvrir cette magie. Et sinon, il pouvait toujours partir à la recherche d'un grand kiyé. Il lui semblait que celui de la tribu Kaori, l'une des plus grandes tribus kyohnis existante, était suffisamment puissant pour connaître cette magie.

Quel glorieux bienfait pour la tribu, s'ils y parvenaient.

Oui, peut-être Christophe était-il un élu ? Il était étrange cet homme, qui voulait tout apprendre, et qui semblait y parvenir. Son défaut était qu'il était trop pressé. Il voulait tout maîtriser tout de suite. Il fallait du temps pour cela. C'était déjà un miracle en soi qu'il puisse utiliser la magie kiyé et la magie khohu en même temps, sans compter qu'il utilisait aussi la magie aghimé. Iyuh n'aurait jamais pensé cela possible. Il se souvint alors de ce que lui avait dit son maître lorsqu'il était jeune, il y a de longues années de cela. Quelle que soit sa transcendance, la magie kiyé et la magie khohu ont une même origine, les flux de magie qui baignent l'éther. Peut-être alors, en allait-il de même pour la magie aghimé, ou la magie ichsorihn ? Peut-être la manière dont on l'utilisait n'était qu'un héritage culturel... Sans cette influence, Christophe, venu d'un autre monde, pensait naturellement qu'il pouvait toutes les utiliser, et y parvenait...

Mais si c'était aussi facile que cela, peut-être aussi y aurait-il eu beaucoup plus d'élus.

Non, les secrets de la magie n'étaient pas évidents à percer. Et Iyuh ne se sentait pas prêt pour ça. Il préférait agir. Et l'action qui occupait son esprit au moment de s'endormir avait trait à l'incarnation.


Le trajet jusqu'au temple du passage leur pris un peu plus d'une demi-journée, d'un trajet parsemé d'embûches et de dangers : des plantes empoisonnées ou carnivores, dont il fallait s'écarter avec prudence, et des animaux agressifs d'une taille surnaturelle, qu'Isk-hi avait réussi à calmer, avec l'aide d'Iyuh parfois. Cette vallée était certes sacrée, mais également extrêmement dangereuse.

Ils aperçurent leur destination plusieurs heures avant de l'atteindre. Il s'agissait d'un arbre gigantesque, montant loin au-dessus de la cime des arbres qui l'entouraient. Il était plus grand qu'un séquoïa, si grand que les falaises qui formaient le demi-cirque au centre duquel il trônait semblaient toutes petites. Christophe avait l'impression qu'il atteignait au moins les deux cents mètres de hauteur. Les branches en étaient si épaisses, qu'on aurait presque dit un immense tronc noueux portant plusieurs autres arbres, étagés sur plusieurs niveaux, un peu comme un titanesque bonsaï.

« Le temple est au pied de l'arbre ? Avait demandé Christophe.

Non, avait répondu Iyuh avec un sourire de fierté. L'arbre est le temple. C'est en son cœur que nous nous rendons. »

Vierge de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant