Antipatros m'avait fait loger au palais, dans le dortoir des pages du roi ; mes serviteurs, eux, resteraient dans les quartiers domestiques. Je ne m'intéressai guère aux adolescents avec qui je partageais mon baraquement. Mon seul souci était de leur échapper : j'étais attendu dans un bosquet, entre la ville et l'acropole.
J'allais devoir m'évader.
Heureusement, mes compagnons menaient une vie d'entrainements et de corvées assez prenante pour que leur soirée ne dure pas. J'écoutais avec attention leurs respirations. Quand je les trouvai assez ralenties, je me glissai hors du lit, puis par la porte. Le dortoir donnait sur une grande cour de terre battue, bornée par une palestre [1], la caserne des gardes du palais, une cuisine et un jardin qui couvrait une portion accidentée de la colline, jusqu'à la muraille.
Les murs blanchis et la terre elle-même dégorgeaient encore de chaleur : c'était un été parmi les plus chauds qu'on ait connu à Pella.
Je passai d'ombre en ombre jusqu'au jardin. Des chants de grillons remplissaient l'air ; plus loin, de l'autre côté de la maison des pages, des grenouilles leur faisaient concurrence. Les silhouettes sombres des patrouilles se mouvaient parfois. Les éviter ? Un jeu d'enfant. Toutes les chasseresses d'Artémis voyaient la nuit. Mes yeux se tintaient d'argent et miroitaient, félins. J'atteignis le mur. Un bel obstacle que je passais de deux bonds lestes – l'un pour atteindre le haut du parapet, l'autre pour en descendre, vers la campagne humide et bourdonnante de vie.
Insectes, mouettes, rongeurs furtifs : je les entendais gratter, s'appeler dans le lointain, bourdonner pour me dévorer. L'air restait lourd, humide. J'approchai de mon but. L'appréhension grandissait dans ma poitrine. Pourtant, j'avais bien commencé ma mission. Antipatros ne semblait s'être douté de rien, j'avais berné mes serviteurs.
L'obscurité pare tous les bois d'effroi. Ils réveillent les instincts de proie, surprennent par de mystérieux bruissements. Je m'y sentais chez moi. Le vent dans les arbres, le hululement funèbre de Melanthea qui guettait dans les cimes, les formes qui se découpaient en nuances de gris grâce à ma vision nocturne... tout cela me rappelait mes montagnes.
Je me repris. Je n'étais pas là pour ressasser ma vie perdue. Je n'en avais ni le droit, ni le luxe : plus je me rappelais le garçon que j'avais été, moins Hêphaistion pourrait se fondre en moi. Une erreur grossière.
Je m'arrêtai près des pierres humides qui bordaient la source sacrée. Des vers luisants flottaient en constellations mouvantes au-dessus du ruisseau ; j'attendis.
Dans un bruissement de feuilles et de cigales, une silhouette drapée de noir apparut.
Un masque de théâtre dissimulait son visage couronné de lierre. Les ténèbres creusaient les gouffres de ses yeux, de sa bouche, rendaient les traits caricaturaux de femme furieuse plus profond, plus monstrueux... et quand s'en échappa la voix de la prêtresse, le masque altéra son chuchotement, le modela, le transforma en écho d'outre-tombe.
— Initié. Louées soient le Dieu, deux fois né.
Je touchai mon front d'un geste pieux et répétai son salut.
— Maîtresse, répondis-je.
Elle s'approcha. Je luttais contre l'instinct de fuite qui me saisissait. Nous étions du même ordre, initiés aux mêmes mystères – qu'importe les douleurs que j'avais endurées pour en arriver là. Avait-elle fait partie de ceux qui avaient frotté ma peau avec les élixires brûlants ?
Je déglutis, me raidis. Faiblesse que tout ça. Il fallait que j'apprenne à mon corps à ne plus tressaillir face à ces souvenirs.
Elle m'attrapa le menton pour me tourner la tête, m'examinant comme on estime un cheval. Elle ne me regarda pas les dents, mais elle décortiqua mes traits, les proportions de mon corps ; elle me lâcha, me contourna, fit trainer son jugement sur mes membres.
— Les souvenirs sont-ils clairs ?
— Oui, maîtresse.
Trop clairs, parfois, et désordonnés, à l'occasion. Hêphaistion avait eu soif d'apprendre et ses connaissances remontaient chaotiquement. Il montait parfaitement à cheval (et je l'en remerciais, car les chasseresses ne pratiquent pas l'équitation), mais en approchant Podargos, j'avais autant de chance de l'entendre réciter les écrits de Xenophôn sur l'éducation chevaline que d'obtenir quelque chose d'immédiatement utile.
— Tu es très beau, remarqua-t-elle. Cela nous sera utile.
Pourquoi ? pensai-je, sans oser l'exprimer à voix haute.
Elle me répondit, au hasard de son monologue :
— Le roi aime les belles choses. Si son fils lui ressemble, tu lui plairas. Nous t'avons donné un esprit instruit et séduisant pour couvrir ta puissance. Tu as tous les atouts pour réussir.
Ses paroles me salissaient. Séduisant ? Quel besoin avais-je d'être séduisant ? On m'avait envoyé pour assurer la protection du prince. L'apparence d'Hêphaistion devait seulement m'ouvrir les portes pour m'approcher de lui, comme seuls pouvaient s'approcher des compagnons nobles, élevés et éduqués aux pieds des mêmes maîtres.
Elle s'arrêta devant moi. Le masque de théâtre s'inclina et, quand sa voix en sortit, elle se teintait d'agacement.
— Quelque chose te dérange, Initié ?
Je refoulai mes pensées et secouai la tête.
— Je suis à tes ordres, Maitresse.
— Bien. Voici ton premier ordre. Il y a à Mieza un garçon qui transmet des secrets aux ennemis de l'Élu. Il s'appelle Térês. Cela doit cesser.
— Cela sera fait.
Et ce serait vite fait : un accident était vite arrivé ; une fois mort, il ne poserait plus de problèmes à personne.
Elle s'en allait déjà, et les puits ténébreux de son masque s'étaient détournés de moi lorsqu'elle me commanda :
— À présent, va, ordonna-t-elle, et ne te fais pas prendre.
[1] Complexe sportif destiné aux enfants et aux adolescents
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...