Livre II - Chapitre 11 (3)

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La nuit tombait lorsqu'Alexandros nous rejoignit. La pénombre gommait ses expressions, l'humidité lui plaquait les cheveux et lui donnait l'air d'un chien mouillé ; le feu se mourrait. Il décida de se replier dans le chariot pour grignoter notre repas du soir : de la viande, des galettes et du fromage séché, des raisins rabougris et les éternels noix et oignons qui font le quotidien des soldats en campagne. Je le débarrassai de sa cape mouillée, tentai de le réchauffer en lui frictionnant le dos et les pieds et, finalement, m'attaquai à ses cheveux, alourdis par l'eau et la saleté. Il les avait très épais et vite emmêlés, et je me battais avec un nœud que j'envisageais de couper lorsque, enfin, je rassemblai mon courage :

— Si tu demandais à ce que Pausanias rejoigne ton service, Philippos accepterai ?

— Il serait sans doute soulagé d'en être débarrassé sans avoir à lever le petit doigt, répondit Alexandros tout en mâchonnant sa viande. Mais je ne vois pas pourquoi je leur rendrai ce service.

— J'aime bien Pausanias.

— Moi pas, rétorqua le prince.

— C'est mon seul ami en dehors de toi.

— Je n'y peux rien si tous les amis que tu arrives à te faire sont détestables.

Il laissa échapper un juron de douleur : mon peigne s'était pris dans le nœud et j'avais tiré trop fort. Je n'avais pas voulu lui faire mal – ou peut-être que si, parce que je n'arrivais pas à croire qu'il osait me dire une chose pareille : il ne pouvait penser qu'à Térês, Térês qui ne lui avait jamais rien fait, Térês dont le seul tort avait été d'exister au mauvais endroit, au mauvais moment.

Il se tourna vers moi, les doigts plongés dans les cheveux, à la base des mèches martyrisées.

— Je... je n'aurai pas dû.

— Non, claquai-je, en effet.

Je jetai le peigne quelque part dans le chariot et me dirigeai vers la sortie. Je crois tenta de me rattraper ; dès la porte passée, il ne le pourrait plus, pas sans qu'on le voie me poursuivre comme un amant abandonné.

La pluie s'était muée en une neige poisseuse qui s'accrochait à tout comme une bave grise et collante.

— Hêphaistion !

Je m'arrêtai entre la fumée bleutée d'un feu et camp une ligne de chevaux à la tête basse. Alexandros s'arrêta près de moi, lèvres pincées, la cape drapée autour des épaules, les doigts figés sur la fibule qu'il essayait d'épingler tout en trottant à ma suite.

Il eût, un instant, l'air désemparé ; malgré moi, cela me satisfit : que j'ai la capacité de le blesser.

Cela voulait dire que je comptais, au moins un peu.

— Tu y tiens vraiment ?

— Oui.

Y tenais-je parce que j'avais besoin de Pausanias, ou pour le plaisir qu'Alexandros cède à mes requêtes, même quand elles lui étaient désagréables ?

Il hésita. Ses gardes du corps trainaient derrière lui.

J'aurai dû m'incliner – je devais le servir et non l'inverse ; j'aurai eu la force de me sacrifier s'il n'y avait eu, toujours dans mon ombre, la crainte qu'il se lasserait de moi comme Philippos se lassait de ses jeunes amants.

Il se décida enfin.

— Viens, ordonna-t-il.

Il me dépassa ; je suivis. Nos pas faisaient un bruit d'éponge dans l'herbe mêlée de glace fondue.

Nous allions droit vers la grande ferme où Philippos avait pris ses quartiers.

— Pausanias m'a beaucoup aidé, hasardai-je, maladroitement.

— Je m'en fiche, me coupa Alexandros. Je ne fais pas ça pour lui.

Je ne sais comment il se débrouilla. Il me laissa à la porte de la grande bâtisse, près d'un feu autour duquel s'agglutinaient les gardes royaux, dirigés ce soir-là par Ptolemaios. Les conversations tournaient autour du passage des montagnes à venir qui, avec le mauvais temps, s'annonçait d'autant plus difficile que les relations diplomatiques avec leurs habitants tribaux laissaient à désirer.

— On va leur montrer à qui ils ont affaires, à ces sauvages, affirma un des vétérans, les doigts tendus au-dessus du feu.

Ils semblaient convaincus de notre inéluctable victoire : notre succès contre les Skuthoi avait ravivé leur enthousiasme, comme l'avaient espéré nos chefs.

Mal à l'aise sous le regard perçant du bâtard du roi, je me contentais d'écouter sans rien dire.

Au bout de quelque temps, on vint me chercher. Le roi et ses officiers finissaient de manger. L'air était lourd d'odeurs de viandes bouillies, de sueur et de paille humide. Le propriétaire des lieux avait ouvert ses réserves de vin ; des coupes passaient de main et en main et, dans la pièce sombre et rougeâtre, mal éclairée par des lampes qui fumaient, l'éclat des flammèches se reflétait sur le bronze. J'aperçus Démêtrios derrière l'épaule de Philippos ; lui aussi me vit et ses lèvres se courbèrent d'un sourire moqueur.

Pauvre con, pensai-je.

Qu'il pense avoir gagné ! Je voulais qu'il se sente puissant, car Démêtrios n'était jamais plus stupide que lorsqu'il pensait avoir le dessus... Combien de temps lui faudrait-il pour se faire des ennemis dangereux ?

Alexandros s'aperçut de ma présence, me fit signe d'approcher.

— Va chercher mon manteau, marmonna-t-il.

Il avait la voix engluée d'alcool et les gestes mous ; à ses côtés, Philippos riait avec un de ses officiers, l'air aussi aviné que son fils. Je mis la main sur ledit manteau dans la cuisine adjacente où on l'avait suspendu avec d'autres vêtements pour les faire sécher, échangeant ainsi leur odeur humide avec celle du graillon.

À mon retour, Alexandros s'était levé et Démêtrios s'était incrusté à sa place, avec un culot qui froissait quelques visages.

— Rentrons, bougonna mon maitre.

Il me prit sa cape des mains et se reprit à trois fois avant de réussir à l'épingler sur son épaule. Je suivis en silence son pas hasardeux, de feu de camp en feu de camp, où il s'arrêtait parfois pour s'asseoir entre les soldats déprimés par la pluie et le froid. Ils parlèrent de leurs villages, des épouses laissées à la maison, de ce qu'ils feraient du butin après la vente des captives, de leur hâte de descendre guerroyer au sud, là où le printemps serait chaud et les nuits plus clémentes. Alexandros les écoutait avec fascination ; nous rentrâmes très tard à notre chariot.

Il avait alors complètement dessoulé. Je me sentais vide, légèrement dégoûté sans en comprendre la raison ; il s'enroula dans sa couverture, très près du bord du chariot, et je sentis qu'il voulait dormir le plus loin possible de moi.

— Tu as passé une bonne soirée ? murmurai-je, car les autres pages dormaient déjà à l'entrée du chariot.

— J'ai obtenu ce que tu voulais.

Je pris cela pour un non. Je me couchai à ma place habituelle. Je sentais l'espace vide entre nous deux et étouffai la peur avant qu'elle ne naisse dans mon ventre.

— Merci.

Il ne me répondit pas.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant