Mon cher garçon, me disait d'abord Amyntor, d'une belle écriture que doublait sa voix, sortie droit des souvenirs d'Hêphaistion. Mon cher garçon. Je l'entendais me le dire, j'entendais sa voix chaude, vibrante, la voix qui m'avait rassuré la première fois qu'il m'avait déposé sur le dos d'un cheval et que je m'étais cru au sommet d'une montagne.
J'espère que tu es bien arrivé à Mieza (ma gorge se noua). Pardonne cette platitude, mais je crois que tout père qui laisse partir son enfant seul, pour la première fois, ne peut que craindre sa route. J'attends de tes nouvelles et l'assurance que tu es sauf et heureux à Mieza (chaque mot un nouveau fil qui se glisse dans le nœud).
Je déglutis, survolai des conseils pour les soins à donner à Podargos, je ne voulais plus lire et pourtant je ne pouvais m'arrêter – une force en moi m'empêcher de froisser la feuille et de la jeter loin de moi.
Mon très cher fils (le nœud, la boule horrible ne descendait pas, je l'avalais et elle restait bloquée dans le creux, entre mes clavicules) tu t'engages sur une voie difficile et dangereuse. Peut-être même t'es tu déjà heurté à tes premiers échecs, au moment où cette lettre te trouve. Souviens-toi de tout ce que tu as déjà accompli au nom de ton rêve. Ne perds jamais ta détermination ! Il n'y a pas de garçon qui soit plus méritant que toi, et tout ce que tu reçois de la fortune, n'oublies jamais que tu le dois à tes efforts acharnés et à la bonté de ton caractère.
La lettre, ma main, mon bras retombèrent.
Tout ce que tu reçois de la fortune.
Père, voulais-je crier, père, ton fils est mort.
Un hoquet me souleva la poitrine. Oui, j'étais mort, et c'était moi qui m'avait tué. Était-ce cela que j'avais mérité, pour toutes ces heures passées à travailler, à me perfectionner auprès de précepteurs qui ruinaient mon père et m'attiraient la jalousie de mes frères ainés ? Quel crime avais-je commis pour qu'une fin aussi ignoble en soit la récompense finale ?
Alors que moi, tout ce que j'avais toujours désiré, c'était...
Je plaquai mes mains sur mes oreilles et soufflai, soufflai, soufflai un air qui tremblait dans ma gorge. Tais-toi, ordonnai-je ; silence, implorai-je. Je n'étais pas Hêphaistion, ces émotions ne m'appartenaient pas, et Amyntor n'était qu'un étranger, père d'un étranger inutile, qui n'aurait jamais pu servir Alexandros comme j'allais le faire.
Je roulai la lettre assez rageusement pour la déchirer. Je pensai à la détruire, mais non : Amyntor s'étonnerait de ne recevoir aucune réponse. J'allais devoir me forcer à écrire à cet homme, avec sa jambe abîmée, sa voix grave et ses yeux doux, cet homme que je voulais chasser pour toujours de ma mémoire et de mon cœur. Je refermai l'étui, me relevai. Que faire maintenant ? Mes yeux brulaient, le nœud était tombé dans mon ventre, y pesait comme une pierre.
Je retournai aux écuries. Podargos. Il ne me poserait aucune question, lui, et la carrière était vide : si je le faisais travailler à pied, on pourrait même croire à mon sérieux et à cette détermination tant vantée par Amyntor.
Là, sous hirondelles qui louvoyaient entre les poutres et gobaient les grosses mouches estivales, les palefreniers piaillaient, rassemblés devant la stalle de Bouképhalas. Je passai devant eux pour récupérer un licol et une longe, silencieux et pressé ; leur conversation cessa aussitôt ; je sentais leurs regards accrochés à mon dos. Une impression que dérangeait mes instincts de chasseurs.
— Quoi ? leur demandai-je en sortant de la remise.
— C'est que... (Je reconnu, à la voix, l'homme nu qui avait souhaité qu'on transforme l'étalon en saucisses.) On nous a demandé d'le soigner.
Il désigna le cul de Bouképhalas, qui nous tournait le dos dans son carré.
— Et alors ?
— Il faut l'mettre du baume à la commissure des lèvres et, c'est que, on t'a vu faire l'aut'fois, pour lui enlever la bride quand... enfin, v'là, on sait qu'toi, t'arrives à l'approcher.
Quand Alexandros a échoué, avait-il manqué dire avant de se raviser.
J'aurais pu répondre que c'était leur travail, mais ce n'était pas ce qu'aurait répondu un gentil garçon comme Hêphaistion, un garçon avec une immense bonté de caractère. Je tendis la main pour qu'ils me donnent le baume. Ça ressemblait à une pâte de miel et de divers plantes qui lui donnaient un aspect verdâtre et très odorant ; je reconnus le parfum chaud du thym.
— Retournez travailler. Je m'en occupe.
Une fois seul, je m'appuyai sur la porte de la stalle, face à la croupe de Bouképhalas.
Eh, bourrique, viens voir là.
L'étalon tourna un peu dans son foin, juste assez pour m'épier d'un œil noir et soupçonneux.
Je plongea deux doigts dans le baume et les tendis vers lui.
Pour ta bouche, pour ne plus avoir mal.
Il souffla, peu impressionné.
Fais pas ton poulain grognon. (Je me léchai un doigt : c'était effectivement du miel, du thym et quelque chose d'autre, une bonne friandise.) Viens, friandise.
Pomme.
Tu me laisses mettre ça sur ta bouche, et pomme.
Pomme, maintenant.
Non. J'étendis du baume sur ma paume et la lui présentai. Goûte. Friandise.
Il approcha, lentement, juste assez pour tendre le cou jusqu'à ce que sa grosse langue râpeuse ne vienne me lécher la main.
Encore.
Non, on a dit pomme. D'abord je te soigne. Amène ta tête. (Il avança enfin jusqu'à la porte.) Interdit de mordre.
Il souffla contre moi. J'essayai de ne pas penser à mes doigts broyés par ses incisives – il tapait du sabot, nerveux, et je restai sur le qui-vive, prêt à reculer avec une vivacité surhumaine. Des frissons nerveux parcouraient sa peau alors que j'étalais le baume à l'extérieur de ses lèvres ; je plongeai mon regard dans le sien avant d'oser glisser mes doigts dans sa bouche.
Interdit de mordre, répétai-je, yeux dans les yeux. Pour ne plus avoir mal. Ensuite, pomme.
Il coucha les oreilles alors que mon pouce glissait sous la lèvre épaisse et molle, dans la salive humide et chaude. Tout doux, tout doux, murmurai-je, tout va bien, tout va bien. Il recommença à racler le sol lorsque j'attaquais l'autre côté de la mouche.
Fini. Je reculai en relâchant ma respiration. J'avais tous mes doigts, poisseux de miel et de salive, et la langue un peu engourdie : il devait y avoir une essence contre la douleur.
Pomme, me rappela Bouképhalas.
Pomme, approuvai-je, tout en partant vers le seau où les jardiniers laissaient les fruits trop abîmés pour les cuisines.
Alors que je le laissai mâcher, dans mon dos, je me rendis compte que le soigner avait délié quelque chose dans mon ventre ; je me sentais mieux, plus léger.
Je revins sur mes pas.
Gros poulain !
Il avala ce qu'il lui restait de pomme.
Tu veux gratouilles ? Où ça ? (Il agita les crins de sa queue, ploya l'encolure.) Pousse-toi.
Je me glissai dans la stalle. Je tendis la main avec prudence pour poser mes ongles derrière ses oreilles, le long de la crinière taillée court ; attentif, l'esprit lié à celui de l'étalon, je grattai plus ou moins fort jusqu'à trouver la pression parfaite, à l'endroit parfait pour qu'il commence à agiter les lèvres et à danser des postérieurs, tout en ronflant par petites touches.
Je pensai alors : tu n'es pas mauvais. Tu crains les hommes, c'est tout, et tu ne sais pas comment faire avec eux.
Je me collai contre son épaule, épaisse et chaude et rassurante.
J'ignorais, alors, à quel point j'avais trouvé mon double.

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La Flèche d'Artémis
FantasíaAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...