Livre II - Chapitre 12 (6)

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Un sifflement moqueur perça l'air de l'après-midi.

Nous avions enfin atteint le col de la montagne. Une roue de notre charriot avait cassé dès les premières heures après le départ, et nous avions dû l'abandonner sur le bord de la route, coque naufragée dont le corps lourd rétrécit peu à peu pour n'être qu'une coquille de noix dans le lointain, puis plus rien.

Je marchais non loin d'Alexandros, tenant Podargos en longe à côté de Bouképhalas. Le sol était redevenu mauvais et la plupart des cavaliers tentaient d'épargner leurs montures ; Néarkhos menait son jeune étalon juste devant nous.

Le sifflement la surprit. Elle sauta de côté, tête haute et le blanc des yeux apparents, alors que le page tentait de retenir sa longe ; Bouképhalas coucha les oreilles et gonfla ses muscles ; Podargos dansait dans la caillasse, plus perturbé par le comportement de son chef de harde que par le bruit en lui-même.

— Eh, jolie flûtiste ! Si tu t'ennuies ce soir, tu peux venir me jouer un morceau !

Une vague de gloussements gras monta depuis l'avant. Néarkhos pesta tout en rassurant son cheval alors qu'Alexandros les dépassait – à moins que ce ne soit Bouképhalas qui l'ait décidé, et qu'Alexandros n'ait fait que le suivre en feignant d'en avoir eu l'idée.

— Vous avez fini avec vos conneries ? Les chevaux ne sont pas assez nerveux comme ça, il faut qu'en plus vous vous amusiez à siffler comme des perdreaux ?

C'étaient les vautours, nous en étions certains : ils planaient en cercles autour de nous dans le ciel laiteux, depuis l'aube ; depuis que le bruit courait dans l'armée que les Triballoi des montagnes avaient exigé du roi qu'il paye tribut pour traverser au lieu de se montrer impressionnés et de s'incliner docilement. Quels bandes d'idiots ! s'étaient esclaffé les soldats. Ils n'ont tiré aucune leçon de ce que Philippos a fait à Athéas ? Bah ! On aura qu'à rajouter leurs femmes à notre butin ! Et quoi d'autres ? Leurs trois chèvres rachitiques ?

Alexandros n'avait pas commenté – il avait juste balayé du regard les ondulations sombres des forêts autour de nous et l'étroitesse du chemin qui étirait notre armée.

Bouképhalas émit un ronflement agacé. Ses oreilles tournaient en tout sens pour chercher la source de l'horrible bruit qui avait effrayé son compagnon. Rien, évidemment, puisque les hommes qui en étaient à l'origine, silencieux, regardaient leurs pieds avec une attitude de hongres soumis.

Démêtrios se tenait au milieu d'eux, les joues couleur grenade, dans la belle armure payée par son oncle.

— Que se passe-t-il ? insista Alexandros.

— Ces hommes m'ont traité de...

Je ne pensais pas que son visage pouvait prendre une teinte aussi spectaculaire. On aurait dit Kleitos dans l'une de ses pires rages, à ceci près que Kleitos hurlait de plus en plus fort avec la colère, alors que Démêtrios avait les dents si serrées qu'il pouvait à peine parler.

— De ? l'interrogea Alexandros d'un ton innocent.

— Je veux qu'ils soient punis.

— Mais pour qu'elle raison ?

— Ils m'ont insulté !

— Je n'ai rien entendu. Qu'ont-ils dit ?

La mâchoire contractée, les narines palpitantes, Démêtrios resta silencieux un long moment ; jusqu'à ce que Bouképhalas se lasse et se mette à frapper du sabot.

— Nous n'avons pas toute la journée, insista Alexandros. D'ailleurs, que fais-tu ici ? N'es-tu pas sensé être au service du roi, à l'avant ?

Quelqu'un pouffa derrière Démêtrios. Il se tourna vivement avant de revenir à Alexandros, mais le prince affichait son air le plus innocent.

— Philippos m'a envoyé dire à l'arrière qu'ils devaient arrêter de trainer. L'armée est trop étirée et les éclaireurs ont repéré des brigands dans la forêt.

— Eh bien, qu'attends-tu ? Il semblerait que ce soit toi qui manque de diligence pour obéir aux désirs de ton roi.

Nouveaux ricanements. La bouche entrouverte, Démêtrios fouilla des yeux le visage d'Alexandros. Me revint la voix moqueuse de Philippos : Ce n'est pas ma faute s'il a l'intelligence d'un lapereau. Et c'est vrai que mon ennemi avait l'air d'une bête idiote, à essayer de deviner si Alexandros se moquait de lui ou si ses allusions n'étaient que d'hasardeuses coïncidences.

Alexandros profita de cet instant d'hésitation pour réajuster son écharpe. Démêtrios déglutit, effleura d'un geste absent le foulard rouge que le prince avait noué à son cou, puis baissa la tête et partit à grandes enjambées de taureau, poussant d'un coup d'épaules un soldat qui se trouvait sur sa route.

Quelqu'un balança, dans la foule :

— Reviens nous vite, Démêtria !

— Ça suffit ! ordonna Alexandros. Vous avez entendu l'ordre du roi ? Avancez, et plus vite que ça !

Nous reprîmes notre marche. J'étais surpris que la rumeur se soit propagée si vite, alors que je ne l'avais bégayée qu'au petit déjeuner ; le soir venu, le temps que je m'occupe des cheveux et que je revienne, et elle agitait toutes les lèvres de notre camp.

Je ne les rejoignis pas tout de suite. Alexandros et Pausanias n'étaient pas là : j'avais mes chances, en restant à distance et en forçant sur mon ouïe, de savoir ce qu'en disaient les autres loin de l'amant éconduit.

— Vu sa tête, affirmait Néarkhos, y'a forcément du vrai dans l'affaire.

— Moi, si mon père me choppait à faire ça, ça finirait au fouet...

— En même temps, regarde-le : bon à rien à part lécher les sandales d'Amyntas. Son oncle lui a peut-être dit de se bouger un peu plus.

— De donner de sa personne ?

— En vrai, on en sait rien. J'ai jamais entendu dire que Philippos déshonorait ses amants, si ?

— Le déshonneur, c'est sur celui qui propose, et avec la campagne, ça fait longtemps qu'il a pas vu ses femmes.

— Et franchement, regarde Démêtrios et regarde Pausanias. Y'a pas duel, sauf si l'un des deux triche – et on sait tous que Pausanias n'en a pas besoin.

— Il a duré plus longtemps que les autres. Philippos en avait peut-être juste marre de sa gueule.

— Ouais, peut-être. (Une pause.) Tiens ! Mais si c'est pas notre jolie Démêtria !

— Dis donc, tu ne nous avais pas dit que tu avais des talents cachés ?

— T'aurais dû, si j'avais su, peut-être que je t'aurai dit oui pour aller faire un tour dans les grottes...

— Ça va, pas trop mal au cul quand tu montes à cheval ?


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant