Livre II - Chapitre 12 (3)

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Le jour diminuait ; de plus en plus morose, j'étais d'une humeur si noire au moment de monter le camp que les palefreniers m'évitaient, osant à peine m'adresser la parole alors que j'attachai Bouképhalas et Podargos. Le destrier du prince restait si difficile à soigner qu'on m'en avait officieusement attribué la garde, bien que ce soit un rôle en dessous de ma position de page ; cela me convenait, car je préférais passer mon temps avec les deux étalons qu'à monter les tentes avec les autres.

Je pris encore plus de temps ce soir-là. Bouképhalas s'était abîmé un sabot sur les pierres et Podargos avait un antérieur légèrement enflé, et je dû le convaincre de laisser son pied dans une poche d'eau glacée malgré le froid. Heureusement, l'énorme destrier noir s'était pris d'une affection possessive pour ma monture et moi, si bien qu'entre deux aller-retours pour aller chercher l'eau ou leur avoine, je les retrouvai occupés à se gratter le garrot.

Je massais le dos et les épaules de Bouképhalas pendant qu'ils machaient leurs avoine, là où les muscles étaient tendus après une journée passée à supporter le poids de son maitre à travers le tapis de selle et la peau de panthère, lorsque les voix de Philippos et de Kleitos portèrent jusqu'à moi. Comme un cheval qui guette les prédateurs, je tendis l'ouïe vers eux ; pendant un instant, je fus submergé par la certitude qu'ils venaient à cause de Démêtrios.

Ils passèrent devant moi sans me voir, à cause Bouképhalas qui, alerté par ma nervosité, avait levé sa grosse tête entre moi et la menace, la queue battant l'air et les oreilles pointées vers les deux hommes.

— ... vraiment pas la lance la plus affutée du râtelier, ce garçon, marmonna Philippos, si bas que les gardes qui suivaient, à bonne distance, n'avaient aucune chance de l'entendre.

— J'aurais pu te le dire, répondit Kleitos avec un ricanement. Mais ça n'aurait servi à rien, non ? À chaque fois que tu te débarrasses d'un gars que tu aimes bien, tu trouves toujours à te mettre avec des abrutis qui t'emmerdent.

— Tu es un véritable ami, vraiment.

Je lâchai un long souffle soulagé, avant de me rendre compte de l'absurdité de ma frayeur : si le roi avait voulu me punir, il ne se serait jamais déplacé pour aller me trouver au milieu des chevaux... il aurait envoyé ses gardes m'inviter, pas très poliment, à le rejoindre dans son pavillon.

— Mais non, mais non, je compatis, ironisa Kleitos. Ta vie est toujours tellement compliquée comparée à la mienne...

— C'est ton choix, ça. Je t'empêche de rien.

— Non, ça va, moi tu sais qu'il n'y en a qu'un que je veux.

Bouképhalas replongea le nez dans son avoine, satisfait de ne pas avoir à mordre ou frapper pour me défendre ; j'en profitai pour m'échapper...

— On se demande bien pourquoi, vieux et moche comme il est, s'esclaffa Philippos.

— Ah, parce que moi je suis jeune et beau, peut-être ?

Un instant d'hésitation. Je pouvais repartir vers le camp d'Alexandros, ou continuer dans la même direction que les deux autres dans l'espoir d'en apprendre plus sur Démêtrios – quelque chose, n'importe quoi, tant que cela me permettait de le frapper.

— Démêtrios est peut-être jeune et beau, rétorqua Philippos, mais j'ai rarement fréquenté quelqu'un d'aussi ennuyeux. Il est bête comme ses pieds, aucune imagination, et tellement content de lui qu'il ne risque pas de s'améliorer.

— Au lit ou en dehors ?

— Les deux.

Ma Dia. Pourquoi tu t'infliges ça ?

Nous arrivions en bout de la ligne des chevaux, mais personne ne faisait attention à moi ; le roi et l'instructeur semblaient se diriger vers le torrent qui longeait le camp.

Je ramassai deux poches de cuir et suivis, d'assez loin, avec l'excuse que j'allais chercher de l'eau pour Podargos et Bouképhalas.

— Parce que figure toi qu'Attalos a fait une proposition de mariage à Parmeniôn, juste avant de repartir vers Pella.

— Ah. (Un court silence.) Et ça t'inquiète ?

— Non. Mais je n'arrive pas à le lire, froid comme il est. Ça m'intrigue... d'autant qu'il a proposé la même chose à Antipatros, l'été dernier.

— C'est audacieux vu à quel point Parmeniôn et Antipatros s'insupportent... je suppose qu'il a demandé la fille de Parmeniôn pour lui et qu'il propose sa fille à Antipatros ? Franchement, à la place d'Antipatros, si j'avais un fils aussi déplaisant que son aîné, j'accepterai. Attalos peut fournir une de ces dotes...

— Justement. Attalos voulait la fille d'Antipatros pour Démêtrios.

Une pause.

— Mais pourquoi ? Démêtrios est bien trop jeune pour se marier, et la fille d'Attalos, elle a quoi...

— Dix-sept ans. L'âge parfait.

— Donc, en conclut Kleitos, Attalos pense que sa fille peut faire mieux que l'aîné d'Antipatros. Il veut la marier au fils de Parmeniôn ?

— Non plus. Il veut épouser lui-même la fille de Parmeniôn.

— Il garde sa fille pour qui, alors ?

— Ça ne laisse plus grand monde, répondit Philippos d'un ton amusé. Heureusement, même si Attalos cache bien son jeu, son neveu... Tu sais qu'il arrive à me parler de sa cousine, sur l'oreiller ? Je n'ai même pas besoin d'essayer de lui tirer les vers du nez. Enfin, on verra bien, mais si Attalos essaie de me la présenter au mariage de Parmeniôn...

Kleitos émit un petit sifflement.

— C'est sale, commenta-t-il avec une certaine admiration. Même pour toi.

— Quoi ? Je lui ai donné exactement ce qu'il voulait. C'est ma faute, s'il a l'intelligence d'un lapereau ? Avoue que la situation pourrait devenir problématique. Cette fille, soit il veut que je l'épouse, soit il vise Amyntas. Je ne sais pas ce qu'il magouille à Pella mais je refuse de me laisser acculer – et c'est ce qui arrivera s'il parvient à s'attacher Parmeniôn et Antipatros.

— Tu vas demander à Parmeniôn de refuser ?

— Parmeniôn se marie avec qui il veut. Ce n'est pas mon esclave.

Ils s'arrêtèrent en hauteur du torrent. Le soleil se couchait et, avec le raffut de l'eau et l'impossibilité d'approcher à découvert, je manquai presque ce que Kleitos trouva à répondre à cela.

— Tu sais, parfois, j'aimerai bien que tu aies la même considération pour toi-même que pour tes amis.

Philippos souffla – cela évoquait le bruit d'un cheval agacé, et me rappela qu'il risquait de s'apercevoir de ma présence si je poussais trop ma chance.

Mes deux poches alourdies d'eau glacée au bout des bras, je retournai jusqu'aux chevaux. Quelqu'un avait attaché les pieds de Bouképhalas et Podargos [1] pour la nuit ; la tête basse, les yeux à moitié clos et les oreilles immobiles, les deux étalons se laissaient emporter par la fatigue de la journée.


[1] Les entraves sont liées aux antérieurs des cheveux, ne leur permettant de faire que des petits pas. Cela permet d'éviter que le cheval s'enfuie.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant