Livre I - Chapitre 5 (2)

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Nous quittâmes Mieza le lendemain. Aristotélês retint Alexandros un moment sur la grande terrasse qui surplombait la route, où nous attendions avec deux chevaux chacun ; nous voulions descendre des collines légèrement chargés, comme des soldats en campagne. Nos affaires suivraient à dos de mulet avec les serviteurs.

Enfin, le philosophe et son élèvent échangèrent une dernière étreinte, Alexandros descendit nous rejoindre, et nous partîmes sans nous retourner.

Nous allâmes avec la volonté d'avaler les stades, trottant sur des routes que le retour du soleil asséchait déjà en tenant en longe notre monture de rechange. Nous nous arrêtions dans les villages pour nous ravitailler en galettes et en fromage que nous dévorions avec des saucisses sèches, du miel et du mauvais vin très dilué pendant que nos bêtes dévoraient l'herbe sur les bas-côtés des routes ; la nuit qui nous séparait de Pella, nous la passâmes à camper à la belle étoile, autour d'un feu de camp et des histoires de guerre dont nous régalaient Kleitos et notre escorte.

Le char d'Hélios atteignait presque le sommet de la voûte céleste lorsque j'aperçus l'Hermês de pierre qui marquait le croisement où la route de la ville se séparait de la route du palais. Je poussai Podargos près de Khairéphon. L'ombre d'un chapeau de paille aux larges bords couvrait le visage d'Alexandros et ses épaules ; il était vêtu très simplement et couvert de tant de poussière que seuls ses yeux bicolores trahissaient son identité.

— Je dois aller en ville avec Térês, entamai-je.

— Aujourd'hui ? Mon père organisera un banquet pour mon retour.

Et alors ? Il compte m'inviter ?

— Tu es sensé assurer le service, me rappela Alexandros. Une de tes responsabilités de page royal.

J'ignorais ce que j'avais fait pour le vexer. Une moue agacée m'avait-elle échappé ? J'avais mieux à faire que de servir de domestique au tyran qui avait tué mon père.

— Nous serons de retour avant ce soir, l'assurai-je.

— Je préfère que tous mes compagnons arrivent au palais avec moi.

Une façon polie de décliner ma requête ; une façon trop détournée : s'il avait refusé en bloc, je me serai inclinée, mais je ne pris sa remarque que comme la simple expression d'un vague désir.

— Je suis désolé, mais ce n'est vraiment pas possible. C'est une affaire urgente.

— De quel genre ?

— C'est personnel, répondis-je d'un ton qui impliquait que cela ne le regardait en rien.

La veille, au coin d'un feu de camp, Térês m'avait enfin livré le nom de celui à qui il racontait tout. Il semblait si peiné que je l'avais laissé poser sa joue sur mon épaule. Il s'était endormi contre moi, alors que je laissai mon regard se perdre dans la nuit insondable entre les étoiles.

Alexandros pinça les lèvres, le regard lointain.

— À ta guise, Hêphaistion.

Et il serra les doigts sur les rênes ; magnifiquement obéissants, Khairéphon ralentit aussitôt son pas, jusqu'à ce qu'Alexandros se retrouve au niveau de Pausanias, qui nous suivait de quelques enjambées. Là, il éclata d'un rire fircé à une plaisanterie que je n'entendis pas ; me tournant vers la route, je talonnai ma monture et laissai là le prince et son escorte.

***

Pella.

Le cagnard et les marais emplissaient ses rues rectilignes d'une chaleur lourde, bourdonnante d'insectes. Des oiseaux vifs et noirs tournoyaient jusqu'au raz des têtes pour les gober au vol. Le vacarme urbain du matin s'éteignait peu à peu, à mesure qu'on rentrait s'abriter dans l'ombre fraiche des maisons.

Nous cherchions un certain Euboulos, métèque anatolien qui, d'après Térês, achetait et vendait des biens le long d'une route qui partait de Pella et traversait la Thraké avant d'enjamber les Détroits pour déboucher sur les riches cités de l'empire des Perses. C'est ainsi qu'il avait approché le jeune otage : avec des nouvelles de son pays natal et la promesse de transmettre des lettres à sa famille... L'histoire me paraissait à peu près crédible. Les marchands avaient intérêt à plaire aux souverains des domaines qu'ils traversaient. Toutefois, si Térês transmettait à un souverain étranger tous les racontars qu'il avait partagé avec moi, qu'Euboulos les revende à Kotus des Maidoi ou la moitié des dirigeants de Persis ne changeait rien : ils risquaient tous les deux l'exécution.

En conclusion, pour la sécurité de Térês, il fallait que je détermine l'ampleur de la fuite et que je la colmate ; définitivement, et au prix de la vie du marchand si nécessaire.

Quelques questions aux passants nous menèrent vite dans le quartier du port, face à une grande maison blanchie à neuf dont la porte était flanquée d'une statue de bois d'Hermès et d'un grand pot où s'épanouissait du jasmin du Kaukasos ; je frappai, les aboiements d'un chien me répondirent, puis un esclave vouté m'ouvrit d'une main ; je devinai le gourdin qu'il tenait dans l'autre, juste derrière le battant.

— Salutations. J'accompagne le prince Térês, fils de Kotus de Maidika. Mon ami souhaite présenter ses respects à ton maître.

L'esclave s'effaça. Nous pénétrâmes dans une entrée sombre où le chien de la maisonnée me montra les crocs jusqu'à ce que le vieil homme le saisisse par le col et le traîne à l'écart ; la cour était petite mais jolie, très fleurie et surmontée de l'étage des femmes, qui nous épiaient derrière leurs volets mi-clos. Si je décidais d'assassiner Euboulos, chaque détail ferait la différence, à commencer par ce chien qu'il fallait que je charme. J'étudiai le toit de tuile, pour déterminer si certaines risquaient de se déloger ; je gravais dans ma mémoire la position des fenêtres, celles qui ouvraient sur les quartiers des femmes et donc, par élimination, celle qui donnait sur la chambre d'Euboulos...

Deux silhouettes étaient apparues au coin de la cour par l'escalier menant à l'étage : un garçon d'une dizaine d'année et une femme dont la chevelure noire, parcourue de fils d'argent, se dissimulait presque entièrement sous un grand-voile de soie...

Riche, celle-là.

— Je vous en prie, installez-vous, nous invita-t-elle tout en nous désignant des couchettes à l'ombre de la colonnade.

La matrone ordonna qu'on nous serve de l'eau fraichement tirée de leur citerne et de petits gâteaux à la figue. Elle s'assit loin de nous, dans une grande chaise posée de l'autre côté d'un bassin ; son fils resta debout près d'elle tout du long, à nous dévisager comme si nous étions déjà de grands soldats.

Nous patientâmes ainsi pendant un certain temps. Térês questionna notre hôtesse sur les dernières nouvelles. Je le laissai meubler tout en guettant le chien. La bête s'endormait et je dû finalement me lever et déambuler jusqu'à pouvoir prétendre être arrivé à ses côtés par hasard. Je m'accroupi pour lui gratter les oreilles tout en murmurant les paroles sacrées qui le rallieraient à ma cause. J'achevai juste ma formule et le chien la scellait en me léchant les doigts lorsqu'Euboulos parut enfin.

— Mais n'est-ce pas mon cher ami de Thraké ! s'écria-t-il en ouvrant grand des bras qu'il avait bien gras. Regardez-moi ça, il a grandi d'une paume depuis son départ !

— Je suis désolé, nous excusai-je avant que la conversation ne prenne et pour éviter que Térês ne craque et n'avoue tout, nous sommes attendus au palais.

— Ce n'est rien, ce n'est rien ! Vous viendrez dîner ?

Nous acquiesçâmes. J'avais tout ce que j'étais venu chercher : l'odeur de ma cible, son apparence, l'organisation des lieux. La chance me souriait enfin : ne disait-on pas que les organes des hommes corpulents cédaient plus vite que ceux de leurs compatriotes plus athlétiques ?

Si je l'étouffais dans son sommeil, les commères ne suspecteraient pas grand-chose.



La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant