Livre II - Chapitre 14 (7)

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Le sacrifice achevé, Kleitos et moi accompagnâmes Alexandros à la rivière. Il était couvert de sang ; étrange reflet de nos ablutions habituelles, c'est moi qui m'agenouillai à ses côtés pour l'aider à se laver. Le froid torrent courrait si vite que rien ne semblait pouvoir troubler son eau. Pure, si pure, et glacée, si glacée...

Je ne savais par où commencer. Quand je m'étais approché de mon prince, ensanglanté et le bras presque tremblant de l'effort d'avoir abattu tant de fois son lourd kopis de cavalier, ses traits s'étaient soudainement détendus. Je ne méritais pas que ma présence lui fasse du bien et pourtant je voyais clairement, beaucoup trop clairement à quel point c'était vrai : avec moi près de lui, son visage s'adoucissait, sa démarche s'assouplissait. Il redevenait un garçon épuisé, blessé, rassuré par l'illusion de sécurité que je lui procurais.

Et maintenant, il fallait que je l'abandonne.

Je restai sans parler un long moment, jusqu'à ce que Kleitos, dans mon dos, déclare :

— Il y a eu un signe. Hêphaistion...

Que comptait-il dire ensuite ? Que j'avais rêvé cette nuit, que j'avais attendu trop longtemps ? Il n'en eu pas le temps. Alexandros releva brusquement la tête vers moi, les yeux brillants d'un espoir pur, absolu, rayonnant.

— Alors, le sacrifice fonctionné ! Les dieux nous ont entendu.

Il me prit les mains ; Kleitos se tut. Par bonté ou par lâcheté ? Son silence dissimulait ma faute, et il laissait croire qu'Alexandros avait, d'une façon ou d'une autre, réussi à faire la différence.

Aurais-je dû le détromper ?

Alexandros passa ses bras autour de mon cou, m'embrassa la joue, se recula avec un sourire plein d'adoration pour moi. Son sauveur, son protecteur.

Mensonge.

— Les dieux m'ont montré le remède, expliquai-je, creux, si creux. Il faut que j'aille le chercher.

Ses bras se raidirent autour de mon cou, mais il était brave, mon prince, brave et assez lucide pour se rendre compte que l'absence définitive de son père le terrifiait plus que la mienne. Il acquiesça sans cesser de m'enlacer.

Kleitos s'éloigna, un peu, et nous tourna le dos, comme s'il sentait que la suite ne le concernait pas.

— Tu reviendras ?

— Bien sûr, promis-je.

Puis, il laissa échapper, toujours ivre de soulagement : je t'aime.

Et moi, qui ne l'aimait pas, je répondis :

— Je sais.

Parce que c'était évident, parce qu'il l'avait avoué à Kleitos. Je savais. Je savais qu'il m'aimait alors que moi... à moi, Artémis et ma mère avaient appris que l'amour des mâles était une chose sale, violente, irrespectueuse, une chose qui durait le temps d'une saison avant de se flétrir. Cet amour ne valait rien, il était sacrilège, indigne de moi, indigne de la façon dont la déesse avait consacré mon corps de nourrisson.

Je ne l'aimais pas, non, et je ne l'aimerai jamais.

Mais j'aimais sa façon de me regarder, à cet instant. L'admiration, l'adoration, cette confiance aveugle. Je voulais m'abreuver à cette fontaine d'or et baigner mes plaies de cette eau. Stupide, déséquilibré, sale, enragé. Pour une fois je me sentais fort, noble et beau.

Dans ses yeux. Uniquement dans ses yeux.

Ma réponse l'avait déçu. Il avait espéré : moi aussi, je t'aime. Mais j'avais déjà servi ce mensonge à Térês, et Térês était mort.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant