Livre III - Chapitre 22 (3)

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Je m'écroulai un peu plus loin, au bord de la route, et roulai sous les branches épineuses d'un grand genévrier. Ainsi dissimulé, après avoir bandé mes plaies avec une bande de lin arrachée à mon chiton, je me laissai sombrer dans un sommeil sans rêves ; il dura un battement de cœur avant qu'on ne me réveille en me tirant de ma cachette.

— Allez, lève-toi !

À genoux dans les épines, je me frottai la joue là où le feuillage m'avait griffé. Hêphaistion m'attrapa par le bras et me tira sur les pieds. La nuit le rendait de nouveau solide, réel, capable de me pousser ; étonnement, je me sentais revigoré.

Loin, dans notre dos, les chiens aboyaient.

— Dépêche-toi, ils nous poursuivront quand ils trouveront les bêtes mortes.

Il ne m'expliqua pas. Pas besoin : sa remarque éveilla ma curiosité et, aussitôt, je me remémorai quelques brebis dans leur grange de roseaux et de branches de genets tressées, mes crocs dans leur chair, leur sang qui m'attisait, passait en moi et nous ravivait.

Hêphaistion avait dévoré leur troupeau.

Nous avançâmes plus vite sur le chemin. Il allait devant, indifférent aux ténèbres, et je suivais docilement. Un pas après l'autre, un pied devant l'autre, jusqu'à ce que ces distances minuscules, additionnées, me ramènent à la maison : là où se trouvaient les miens. Alexandros, Philippos, Podargos et Bouképhalas ... et tous ceux que j'avais aimé depuis que j'avais quitté Pella. Je voulais que Kleitos m'engueule sur l'état de mes plaies, et je voulais que Ptolemaios m'écoute dérouler le fil de mes angoisses mystiques.

Même mes compagnons de Mieza me manquaient, aussi idiots et méprisables qu'ils soient.

— Ce ne sont pas tes amis, gronda Hêphaistion.

Il s'était arrêté, si brusquement que j'avais failli le percuter – l'aurais-je traversé, si j'avais continué ?

— Ils ne savent rien de toi. Rien. On n'est pas l'ami d'un homme dont on ignore la vraie nature. Tu crois qu'Alexandros t'aimera encore quand il saura ce que tu m'as fait ?

Sa voix partait dans les aigus. Je lui avais fait mal, en pensant à ces gens qu'il aurait dû connaitre. Sa vie, sa place. Lui n'avait plus rien que la nuit, l'errance, la solitude. Et moi. Moi qui ne valait rien et qui avait droit à tout le reste, et qui ne faisait que tout gâcher.

La panique remonta. Hêphaistion avait gagné en puissance. Serait-il assez fort pour s'adresser directement à Alexandros ? Il avait raison. Il allait tout lui dire et Alexandros me rejetterai loin de lui, parce que moi aussi, je lui avais tout caché jusqu'à ce que d'autres lui jettent mes secrets au visage.

Et après ? Après, il faudrait revenir à Pella, où je retrouverai les prêtresses qui avaient fait de moi une bête immonde. Elles exigeraient que je tue de nouveau.

Je ne voulais plus. Plus après Hêphaistion et Térês. De toute façon, à quoi cela servait-il ? Aucun de mes actes de violences n'avait arrangé les choses, à l'exception de ceux qui avaient défendu ma vie, celle d'Alexandros ou de Philippos.

Ma respiration chancela. Les larmes remontaient, encore. J'avais si peu de maîtrise sur mon esprit qu'il s'écroulait à la moindre pensée.

Hêphaistion me gifla entre deux hoquets.

— Arrête ça !

Son poing se ferma sur ma tunique.

— Tu crois que tu as le droit de faire ta victime ? Tu n'as pas le droit de souffrir, tu entends ? Pourquoi c'est à moi de t'aider ?

Silence.

Même si j'avais pu lui répondre, je n'aurais rien pu trouver de juste. Sauf, peut-être : je sais que je n'ai pas le droit, mais je n'y arrive pas. J'avais envie qu'on me réconforte, parce que, sinon...

Parce que si j'étais seul, véritablement seul et rejeté de tous, à quoi bon ?

— Avance !

Je repris ma route. Dans la nuit, elle paraissait infinie.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant