Les sources étaient fameuses dans toute la région. Les autres y étaient brièvement passés la veille, mais avec tant de bonheur qu'ils avaient décidé d'y retourner. Les bâtiments du sanctuaire s'étendaient autour des bains, qui avaient été reconstruits récemment, à la mode de ce qui se faisait au sud, avec des douches où l'eau jaillissait par les gueules ouvertes de têtes de lions en terre cuite, des mosaïques et des bassins creusés à même la roche de la caverne d'où émergeait la source.
Je découvris une eau d'un gris perlé. Elle s'agitait dans une série de grandes vasques qu'éclairaient des lampes à huiles ; un courant souterrain emportait l'eau dans les tréfonds de la terre, si bien qu'elle restait toujours propre.
Un homme civilisé se lave avant d'entrer dans l'eau d'un grand bain : il s'agit de la plus élémentaire courtoisie pour ceux qui se baignent avec lui. La plupart d'entre nous fournirent un effort louable pour se frotter à l'huile et à la cendre ; je me souviens même que j'avais mon strigile en main pour me racler les cuisses lorsqu'un râle puissant émergea de l'eau chaude : l'un de nos camarades s'y était jeté et, bras ouverts, la tête en arrière, gémissait de bonheur.
Après cela, ce fut la ruée. L'eau gicla, la caverne s'emplit de rires et de cris. Je finissais de me racler la peau dans mon coin, prévoyant de rejoindre les autres quand ils en auraient finis avec leur bataille.
Le vacarme retomba. Pausanias m'appela ; je me retournai.
Il n'y avait rien, vraiment rien d'exceptionnel à surprendre... juste des corps nus de garçons de mon âge, comme j'en avais vu presque chaque jour cet été. Je m'y étais presque habitué.
Mais depuis que j'avais quitté Pella, je n'avais plus observé Alexandros nu. L'hiver nous avait poussé à des toilettes rapides, voire inexistantes, pendant lesquelles je tournais le dos à tous les autres.
Il était assis au bord du bassin, les mollets dans l'eau, entouré d'un nuage de vapeur dorée.
Sous l'armure, sous les plis de ses vêtements de laine et les manteaux, je ne l'avais pas vu grandir. Il restait petit mais avait forci des épaules et, quand il pivota vers moi, à la suite de l'appel de Pausanias, je découvris la ligne dorée des poils qui descendait de son bas ventre vers...
Béni soit le teint sombre d'Hêphaistion.
Je reposai mon strigile, la bouche étrangement sèche, avant d'aller me glisser dans l'eau chaude. Je passai à côté d'Alexandros sans quitter des yeux la flamme tremblante d'une lampe logée sur le mur d'en face. Je ne savais ce qui me gênait, je ne comprenai pas ce choc de l'avoir redécouvert ainsi – il ne me venait pas à l'idée, pas du tout, que je puisse être attiré par lui, pas après les nombreuses nuits passées serré contre lui, pendant lesquelles il n'avait été qu'une présence chaude et confortable.
Je m'immergeai dans l'eau jusqu'au menton et sentis, au fond de l'eau, un sable fin comme de la farine me glisser entre les orteils.
Les rouages s'étaient grippés dans ma tête. Alexandros me rejoignit dans l'eau et s'étira. Il avait aussi des poils sous les aisselles, à présent. Je les avais déjà remarqués, mais cela me rappela ceux de son bas ventre et...
Je plongeai. La surface se referma au-dessus de ma tête alors que mes doigts de pieds s'enfonçaient dans le sable. Les bruits me parvenaient déformés, atténués. Je retins ma respiration jusqu'à ce que mes poumons brûlent. Ce n'est pas possible. J'étais un chasseur d'Artémis, dévoué à une déesse vierge, promis à une chasteté éternelle ! Je ne pouvais, je ne voulais pas ressentir ce genre de tensions, et encore moins avec mon protégé – et surtout pas avec un protégé qui ne me repousserai peut-être pas...
Il me sembla entendre un rire, dans un au-delà lointain, un gloussement qui me parut pourtant aussi perçant que si un oiseau avait chanté à mon oreille.
Il fallait que je respire. Je remontai à la surface ; l'air explosa hors de ma bouche. Personne n'avait remarqué mon comportement bizarre, ou alors, ils l'attribuaient à mon étrangeté habituelle.
Les autres s'étaient calmés. Droit devant moi, Néarkhos massait le dos de Perdikkas avec le sable très doux du fond du bassin.
— Vous devriez essayer, c'est parfait ! déclara cet imbécile de Néarchos, ce triple, ce maudit imbécile.
Car, évidemment, Alexandros me demanda si je voulais bien lui masser le dos.
Je ne voulais pas le toucher.
Je ne pouvais pas non plus disparaitre sous l'eau et y rester jusqu'à ce qu'on oublie mon existence.
Je ramassai une poignée de sable fin. Il était d'une incroyable douceur– cet idiot de Crétois, avait raison, cela devait être un pur bonheur de se frotter avec cette merveille. Mais il fallait que je l'applique sur la peau d'Alexandros, alors que je n'étais pas encore remis de l'horrible découverte que je n'étais, au fond, qu'un garçon comme un autre, soumis aux mêmes pulsions bestiales.
Alexandros se tourna vers moi. Je n'aperçus que ses yeux par-dessus son épaule. Il avait croisé les bras sur le bord du bassin et cela gonflait avantageusement les muscles de son dos.
Le sable me coulait entre les doigts.
Il fronça les sourcils. Un début de panique ramollissait mon érection. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas le toucher.
Je craignais que le contact de sa peau me plaise.
Mes muscles se tendaient malgré l'eau chaude. Même un simple non ne pouvait se frayer un chemin dans ma gorge.
— Ça va, Hêphaistion ? Tu n'as pas l'air bien.
C'était Pausanias.
J'acquiesçai. Il fallait que je parte.
Je sortis du bassin et me séchai, vite et mal. Il me fallait de l'eau froide, très froide. J'avais besoin de me laver les mains et j'avais envie de pleurer. Je connaissais les histoires : les transformations en bête, les chasseurs dévorés par leurs propres chiens. Artémis détestait la lubricité.
Je n'avais pas fait exprès de la trahir ; je connaissais les dieux, je savais que cela ne changerait rien.
Je me rendis au torrent où les serviteurs lavaient nos tuniques de rechange. De l'eau des premières fontes, glacée. Elle me mordit les mains et y laissa ses crocs. Parfait. Je n'avais pas fait exprès, vraiment pas, et ça n'avait pas duré longtemps. Est-ce que cela suffirait pour que mes pouvoirs m'abandonnent ? Fallait-il que j'offre un sacrifice expiatoire ? Artémis, comme son jumeau Apollôn, voyait tout et frappait loin.
Je refoulai ma panique. Je ne sentais plus mes mains et ça me soulagea assez pour que je puisse me relever. Pour que je puisse retourner à mes tâches. Ce soir, j'étais censé assurer le service auprès de Philippos, qui avait décliné une proposition de banquet, mais avait encouragé ses officiers et son fils à s'y rendre.
Parfait : ainsi, je ne croiserai pas Alexandros.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...