Livre I - Chapitre 3

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Ton propre cœur, en le voyant, s'est fait Aphroditê,
Car ce sont leurs désirs déchaînés que les humains appellent ainsi,
Et ce n'est pas sans raison que le nom de la déesse ressemble à celui de la folie.

— Euripide, Les Troyennes

***

Nous avançons à l'aveugle notre vie durant ; il n'y a guère que les devins qui savent quels malheurs les frapperont et cela ne les sauve jamais de leur fin.

Mon séjour à Mieza se résume à de maladroits tâtonnements. J'avais d'autres intérêts que tous les autres, une compréhension différente des désirs de notre âge. Je ne compris que plus tard, bien plus tard, à quel point nous pouvons emprunter les embranchements les plus significatifs de notre vie sans en avoir conscience...

Bien des années après ces événements, sur une plaine brûlée par le soleil de l'été, Alexandros et moi partagions une tente somptueuse. Il régnait autour de nous une tension lourde, orageuse, née de l'excitation et des craintes des dizaines de milliers de soldats qui anticipaient la bataille. Mon roi aussi gisait sans sommeil sur sa couche : car cette rencontre sur les rives du Tigris, en Mesopotamia, après d'infinis jours de marche sous un soleil de plomb, cette rencontre terrible sonnerai le glas d'Alexandros, commandant de tous les Héllênes, ou celui de Darius, Roi des rois de mille peuples de l'Asia. Elle achèverait un chant pour en commencer un autre ; elle confirmerait l'élection divine de mon prince... ou lui coûterait la vie.

Allongé près de lui, l'espace d'une paume entre nos fronts moites, je caressais du bout des doigts le dos de sa main, son poignet, les courbes de son avant-bras. Sa présence alimentait en moi un brasier que je souffrais de contenir, autant que lui souffrait de brider le sien. Nous nous aimions, d'un amour dont nul ne doutait ; et pourtant...

Nous connaissions trop bien les récits de ceux qui enfreignaient les interdits d'Artémis.

— Raconte-moi, demandai-je au cœur de cette nuit terrible et lente, quand tu as compris que je te plaisais.

Il soupira, s'étira, ouvrit sur moi son œil le plus pâle et céleste. Il luisait d'un reflet argentée à travers ma vision nocturne – je voulais me gorger de son image, de son odeur, du rythme de sa respiration que les combats du lendemain éteindraient peut-être à jamais.

— Je me rappelle...

Il murmurait avec un ronronnement félin, un peu rauque...

— Je me rappelle de toi en Odysseus orgueilleux... toi, éprouvant pour la première fois l'arc qu'on t'avait trouvé je ne sais où, le soleil sur ton dos de bronze poli... la vibration de la corde de boyaux sous tes doigts, leur course sur les fûts des flèches, leurs caresses sur les plumes de l'empennage... et le soir de l'épreuve, toi, debout dans le jardin où pesait la fin d'une journée sans vent... entouré de mille murmures alors que tu bandais l'arc. Puis tu as saisis la flèche ailée entre tes doigts et le silence tomba, comme une accalmie...

Je frissonnai alors. J'aurais donné un empire pour saisir ces phalanges adorées ; pour saisir Alexandros, pour m'abattre sur lui, pour le dévorer tout entier, pour le posséder comme il possédait les maîtresses qu'il baisait pour enfanter l'héritier désiré par le royaume.

— Alors, reprit-il, tu as marché avec une lenteur de roi vers les douze cibles alignées. Elles t'attendaient, couronnes d'osier tressées, prêtes, offertes, immobiles. Une voie royale vers une cible blanche. Les autres voulaient te voir à genoux... ou te découvrir victorieux, peut-être, parce que s'aurait été un bel exploit...

— Et toi ?

Il attira ma main contre ses lèvres. Le jeu nous torturait ; nous nous y adonnions peu. La crainte de céder empoisonnait toujours notre désir. Mais avant la bataille... nous nous laissions presque aller à la chose en sachant que cette frustration terrible nous alimenterait au matin : rendus furieux par nos pulsions inassouvis et notre soif de combats, nous en devenions des lions.

— Et moi, souffla Alexandros contre ma paume. Moi... je ne voyais que toi, alors que toi, tu feignais de ne rien voir : ni mes allusions ni mes regards... et ne pouvant te croire si aveugle, je me persuadai que tu m'ignorais à desseins. Moi que nul n'osait dédaigner, rejeté ? Tu m'as séduit en bandant cet arc, calme, sûr de ton œil et de ton bras, et je t'ai haï parce que tu dédiais ton exploit à un autre que moi...

— Tu t'es bien vengé.

— Ce n'était pas de la vengeance.

— Pas seulement.

Il ne me contredit pas. Il possédait un cœur aussi généreux que vindicatif : sa haine, une fois éveillée, le poussait à des excès qu'il assumait rarement. Il embrassa mes doigts plutôt que de me répondre ; j'inspirai, vite et brutalement, quand il glissa mon pouce entre ses dents.

— Cesse, ordonnai-je.

Il me rétorqua d'un regard mutin qu'il n'en ferait rien, et d'un coup de langue qu'il était prêt à me supplicier.

Je pouvais, moi aussi, jouer à ce jeu-là : je le repoussai sur le dos, m'allongeai soudain sur lui et murmurai, à travers le rideau couleur sable de ses cheveux, dans le creux de l'oreille :

— ... et quand j'ai vaincu ?

— Éros, touchant au cœur...

Le jeu allait trop loin.

— Bonne nuit, basileus. [1]

— À toi aussi, kyrios. [2]

Il chuchota ce mot, à peine un souffle interdit : maitre. Si d'autres que moi surprenaient ce murmure, ils en feraient une souillure... alors qu'Alexandros n'exprimait que des aspirations inavouées, inavouables, toujours refoulées : un roi ne se donnait pas ainsi.

Je sorti de sa tente avant que nos errances ne deviennent une faute impardonnable. Des brasiers dansaient autour de la tente royale, entourés de gardes du corps armés de pieds en cap. Aucun ne fit de commentaire : tous me savaient, ou plutôt tous me croyaient l'amant de leur seigneur. On ne commentait pas ce genre de choses, tant que rien ne prouvait que j'usais de lui comme un homme use d'une femme.

Je déambulai un temps au cœur de notre armée endormie. Beaucoup s'étaient allongés sous l'immensité du ciel, car il faisait si chaud que les tentes et les couvertures ne nous servaient plus. Je possédais ma propre tente en tant que commandant d'un escadron de cavalerie ; je n'y entrai pas, mais m'assis sur la terre desséchée devant l'auvent. Là, je ployai le cou jusqu'à emplir tout mon champ de vision de l'immensité du ciel.

En son centre brillait un croissant de Lune, fin et menaçant comme l'arc de ma déesse, rappel éternel de ma servitude...



[1] Basileus : Mon roi

[2] Kyrios : Mon maître (aussi dans le sens "mon époux")


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant