Livre I - Chapitre 8 (4)

9 2 0
                                    

J'arrivai enfin en vue de l'armée.

À cheval, au matin, on n'en prenait pas la mesure d'un seul regard : j'apercevais au loin les formidables murs de Perinthos, perchée sur sa péninsule, de sorte que la mer empêchait qu'on l'encercleme ; le reste, à ma hauteur, disparaissait derrière la palissade du camp des Makedonês.

Je me présentai à la porte du camp. On me mena ensuite entre les tentes bien alignées, les foyers où des serviteur cuisinaient le pain et les bouillies, entre les corps puant la sueur, le cheval, l'oignon et la saleté. C'étaient les mêmes hommes rutilants et fiers qui nous avaient laissés à Pella, à peine un mois plus tôt, mais plus crasseux et, d'une certaine façon, plus joyeux.

On me fit passer un nouveau cordon de sentinelles autour d'un des villages abandonnés par les locaux, puis les gardes du corps d'élite aux casques de bronze réhaussés d'ornements qui campaient devant la plus belle maison.

Il y faisait frais. L'été touchait à sa fin et à l'ombre, on sentait la promesse des bises de l'automne. Il y faisait aussi sombre, comparé au soleil de midi à l'extérieur, puis de nouveau très clair lorsque nous débouchâmes dans une cour intérieure, agrémentée d'un bassin, d'un grand oranger et, sous cet oranger, de trois lits de repas sur lesquels le roi et ses hommes grignotaient des figues et des gâteaux au sésame. Un éclat de rires me fit serrer les doigts sur le message d'Alexandros. De quel droit le reste du monde pouvait-il continuer à plaisanter, alors que mon maitre avait peut-être assassiné mon seul ami ?

Je tendis mon message. Philippos ne me jeta pas un regard, trop occupé à divertir son voisin de lit. Je n'existais pas. L'étui de cuir parvint entre ses mains en même temps qu'une coupe offerte par un de ses pages.

Alors une silhouette jeune et élancée jaillit de dernière un rosier et me poussa vers les couloirs sombres de la maison.

C'était Pausanias.

— Viens, ils te rappelleront s'ils ont besoin de toi. Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es trop jeune pour servir sur le front, non ? Tu as combien, dix-sept ans ?

— Presque dix-huit, grommelai-je en me défaisant du bras qu'il avait passé autour de mes épaules.

— Et tu es tout seul ?

— Oui. Avec un message d'Alexandros.

— Elle est pas du tout étrange, ton affaire.

Je lui répondis d'un grommèlement désagréable, alors qu'il me menait dans une salle qui servait désormais de réfectoire aux gardes du roi. Des esclaves accoururent avec du pain plat et encore tiède, du fromage, des fruits et de la viande bouillie que je fourrai dans ma galette. Plus j'aurais la bouche pleine, moins Pausanias s'attendrait à ce que j'entretienne la conversation.

— Tu es là parce qu'Antipatros a décidé de te virer ? Qu'est-ce qu'il y a, dans cette lettre ? Alexandros plaide en ta faveur ?

— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— S'il était d'accord pour te renvoyer chez toi, tu serais chez toi, et s'il voulait juste envoyer un message à Philippos, il serait passé par les messagers officiels. (Pausanias tapota son menton parfaitement rasé du bout du doigt, un petit sourire aux lèvres.) Tu sais, si c'est ça, tu auras besoin d'un peu d'aide. Je ne sais pas qui d'Alexandros ou d'Antipatros l'emporterait...

J'émis un nouveau grognement tout en mordant dans mon pain. L'aide venait toujours avec des dettes et de toute manière, si Antipatros avait décidé que j'avais assisté Térês, qu'est-ce que Pausanias pouvait bien y faire ?

— Il est même possible que j'aie déjà sauvé ta place, tu sais.

— Ah oui ? Et comment ?

— Disons que Philippos est au courant que son fils a un faible pour toi.

Je manquai recracher ma collation.

— Qu'est-ce qu'il en sait ?

Question stupide – qui l'ignorait encore ?

— Il m'a demandé si quelqu'un plaisait à son fils, répondit Pausanias en haussant les épaules. J'aurais dû lui mentir ? Allez, arrête de bouder ! Je t'assure que ça joue pour toi.

— Arrête avec cette histoire. Il n'y a rien.

— Tu ne sais pas saisir ta chance, soupira Pausanias en étirant ses longues jambes sous la table. Tu sais, Philippos serai très reconnaissant si quelqu'un... déniaisait Alexandros.

Je mordis dans ma galette en détournant le regard, à deux doigts d'ajouter un nouveau nom sur ma liste de la vengeance ; j'avalai péniblement et repris de la viande. Je ne pouvais pas répondre que j'aurai préféré fouetter le prince avec des ronces plutôt que lui servir de chauffe lit, mais cela résumait bien mes sentiments.

— Pourquoi est-ce que ça vous intéresse autant ? finis-je par maugréer.

— Parce que Philippos a des fils, m'expliqua patiemment Pausanias, mais qu'il doit penser à la génération suivante. Amyntas n'a pas encore d'enfants légitimes, Arrhidaios est débile... et Alexandros n'est vraiment pas pressé de s'y mettre. S'il se révélait impuissant...

— Il n'a que seize ans.

— Il a déjà seize ans, me corrigea Pausanias. Tu ne pourrais pas, pour le bien du royaume...

— Je suis un soldat, pas une pute, rétorquai-je froidement.

— Ça va, se défendit Pausanias d'un ton soudain beaucoup moins jovial. Tu crois que je suggère quoi, au juste ? Que tu le suces un bon coup avant de lui offrir ton cul ? On est entre gens de bonne naissance ici – enfin, surtout lui et moi. Ta famille est tellement pauvre que tu pourrais te le permettre, toi.

Pourquoi tu t'emportes, soudainement ? me demandai-je. Parce que les gens pensent que tu offres ton cul à Philippos ? Parce que c'est toi, Pausanias, qu'ils trainent de pute quand tu as le dos tourné ?

Tant pis pour la sociabilité – si c'était pour avoir ce genre de conversations, je préférais encore rester seul, et de toute manière, Alexandros n'était pas là pour juger mes faits et gestes.

— Où puis-je m'installer avant qu'on me donne mes prochains ordres ?

— Ce que tu peux être pénible, avec tes grands airs !

Pausanias se releva, s'épousseta le derrière et me balança que je devais m'adresser à l'aide de camp personnel de Philippos : les pages royaux qui traînaient au camp dépendaient du roi en personne.

Je me présentai donc. On m'attribua une paillasse dans le dortoir exigu et déjà surpeuplé des pages et l'ordre d'aller me laver à la rivière ; le soir, je serai de service auprès du roi. J'obéis, morose et docile. Quand je revins, j'avais la peau aussi froide que celle d'un reptile, rouge d'avoir trop été frottée, et Pausanias m'attendait.

— Philippos veut te voir.

Et puis, dans le même élan :

— Je suis désolé. Je ne savais pas, pour Térês...

Il avait l'air sincère, pour le peu de bien que ça pouvait me faire.

— Qu'est-ce que tu lui as raconté ?

— Qu'est-ce que tu crois, que j'allais refuser de répondre à ses questions ?

Un jour, je vous crèverai tous. Mais pas maintenant – j'étouffai la brusque éruption de rage qui, telle une étincelle, avait un instant éclairé le grand vide qui m'occupait la poitrine.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant