Livre II - Chapitre 12 (2)

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— Hêphaistion !

Tel un bon chien de chasse qui referme ses crocs autour du cou de la perdrix sans le briser, je relâchai ma poigne, juste assez pour contrôler sans tuer. Un souffle sifflant pénétra la gorge de Démêtrios ; Alexandros approcha.

— Lâche le, ordonna-t-il.

Je retirai mes mains, lentement. Des marques rouges rappelaient leurs caresses sur la peau tendre du cou. Je me relevai et m'écartai un peu. Démêtrios s'assit. Il hoqueta, avala goulument tout ce que le ciel avait à donner d'air, les doigts tâtonnant sur les meutrissures.

— Tu... es... complètement... fracassé...

— Qu'est-ce qui se passe, ici ?

C'est à moi qu'Alexandros le demandait.

— Il a insulté Térês, répondis-je platement.

J'inclinai un peu la tête avant d'ajouter :

— Et il t'a traité de bâtard épirote.

Je supposais que ça avait un rapport avec sa mère, la reine Olympias, fille des rois d'Epeiros. J'avais le cerveau trop courbaturé de colère pour saisir toutes les implications de l'insulte : qu'Alexandros, qui ressemblait en tout point à sa mère et n'avait rien hérité du physique de Philippos, pouvait avoir été conçu hors la couche du roi.

Et de toute manière, je le savais déjà, puisqu'Alexandros était le fils de Zeus.

Lui comprit immédiatement le sous-entendu. Son visage se changea en marbre. Il marcha avec lenteur dans notre direction, jusqu'à ce que son ombre, projetée par le soleil qui perçait enfin et traversait les arbres, s'abatte sur la face de Démêtrios.

— Démêtrios, Démêtrios, chantonna presque Alexandros.

Il s'accroupit près de lui

— Mon cher Démêtrios, sais-tu ce que déteste mon père ? Tu ne le connais pas si bien, tu n'as pas passé ton enfance à entendre jaqueter ses épouses. Philippos déteste que les gars dans ton genre lui attirent des embrouilles – qu'est-ce que tu crois, qu'il te défendra si tu commences à provoquer des bagarres ? Si tu me provoques, moi ? Tu n'as pas les cuisses d'Aphroditê, il ne se battra pas pour ton compte.

Alexandros avait le ton doux, trop doux, dangereux comme un lait dans lequel le goût du miel cache le poison.

— Tu tournes autour de moi comme un taon autour du cul des vaches, mais là, tu dépasses les bornes. Tu veux m'affronter ? Écoute bien, mouche à merde...

Il se releva et, d'un geste souple, dénoua l'écharpe qui lui enserrait le cou.

— ... prétends donc que tu as pris froid, couvre bien ces marques sur ta peau. Mon père te jettera à l'instant où il saura que tu sèmes la discorde dans son camp.

L'écharpe coula sur la poitrine de Démêtrios ; rouge, telle la tresse de la femme fracassée au pied de la falaise.

— C'est ma dernière offre de paix à ton égard.

Et il me fit signe de le suivre.

Je ne mesurai qu'à la sortie du bosquet que j'avais, une fois de plus, mis mon prince dans une situation dangereuse : il semblait sûr que si l'affaire parvenait jusqu'à Philippos, Démêtrios en souffrirait... mais alors que le reste de l'armée remplissait mon champ de vision, je doutais que Philippos me pardonne d'avoir tenté de tuer un autre page. Je m'en sortirai au mieux avec des coups de fouets, au pire avec une exécution, et l'un et l'autre éclabousseraient la réputation d'Alexandros.

— Je suis désolé, marmonnai-je.

— Il m'a traité de bâtard, cracha Alexandros. S'il porte l'affaire devant mon père, tu diras que tu défendais mon honneur.

— Il mentira.

— Nous aussi. Nous prétendrons que je suis arrivé juste à temps pour l'entendre le dire. Ce sera ma parole contre la sienne et vous vous en sortirez tous les deux avec le fouet.

Je ne protestai pas : compte tenu de la situation, ce ne serait pas cher payé.

Alexandros continua :

— Espérons qu'il se taira jusqu'à ce que les marques disparaissent. Ensuite... j'aurais d'autres problèmes à régler. On ne ramasse pas ce genre d'idées comme on cueille des fleurs dans la prairie.

— C'est-à-dire ?

Il marchait vivement pour rejoindre nos camarades, qui se relevaient de leur repas en s'étirant les jambes ; il s'arrêta pour m'expliquer, les mains plantées sur les hanches pour se donner une contenance qui cachait mal son inquiétude.

— Attalos est un noble très influent en Basse Makedonia. C'est la faction la plus riche du royaume, et tu sais qui adore les basses terres ? Mon cousin Amyntas. Si ses amis commencent à faire tourner le mot que je suis illégitime...

Il fit un petit signe de la main, l'ongle du pouce frôlant la carotide.

— Je ne les laisserai pas faire, promis-je.

— Si on en vient à une guerre de succession, tu ne pourras pas me protéger de tout.

— Je peux tuer ton cousin, si tu veux.

— Non merci.

Il reprit sa route, puis se ravisa et m'adressa un étrange petit sourire.

— Mais ça me touche beaucoup que tu le proposes.

Je ne voyais pas bien pourquoi, puisqu'on m'avait envoyé à ses côtés pour cela.

Les autres nous jetèrent un drôle de regard à notre retour. Pausanias me balança une pomme fripée que je dévorai tout en fixant les plis de la cape d'Alexandros. Il feignait, assez bien, de ne pas être inquiet... et pourtant.

Hélios descendait vers l'ouest. Notre ascension continuait vers la passe, bien trop lente, et je ne parvenais pas à me défaire de la crainte croissante d'une dénonciation. J'avais été prévenu trop souvent – pourquoi fallait-il qu'encore et encore, je prenne les mauvaises décisions ?

Si on pouvait qualifier de décision la rage impérieuse qui m'avait jetée sur Démêtrios...


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant