Livre I - Chapitre 1 (6)

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Une mauvaise surprise m'attendait dans ma chambre.

J'avais un peu trop bu. Pas de grandes quantités, mais nous ne consommions pas de vin auprès d'Artémis, si bien que je tenais moins la boisson que mes camarades. Je n'aspirais plus qu'à m'allonger, à dormir, à explorer par les yeux de mon hibou les alentours de Mieza...

J'entrai et trouvai un garçon assis sur la couchette qui faisait face à la mienne. Plus jeune que moi, il possédait un rare teint pâle et des cheveux clairs, aux reflets roux, comme on en voyait dans les terres plus au nord ; les volutes d'un tatouage bleuté dépassaient de son chiton, au niveau de sa clavicule : peut-être le ramage d'un cerf.

Il me décocha charmant sourire, bien assorti à ses grands yeux de biche, d'un brun chaud qui rappelait la robe des châtaignes.

— Bonsoir ! Hêphaistion, c'est cela ? Je suis Térês, fils de Kotus, roi des Maidoi – c'est en Thraké ! Et toi ?

Un frisson d'horreur me parcourut.

Je ne me souvenais pas de tous les nouveaux visages rencontrés lors du dîner. Toutefois, le physique de mon camarade de chambre différait des peaux bronzées et des chevelures brunes typiques de Makedonia : je pouvais le replacer sur les lits de banquets, assis très loin d'Alexandros avec les idiots, les plus jeunes et les mal aimés. Avait-il abattu son sanglier ? Certainement pas. Ses cheveux, ondulés jusqu'aux épaules, me faisaient même douter : en avait-on coupé les mèches pour les offrir aux dieux, ainsi que le dictait la coutume au sortir de l'enfance ?

Était-il encore sous la protection d'Artémis ?

J'eu à peine le temps de glisser la région d'origine d'Hêphaistion... Térês voulait tout savoir de moi, tout me dire sur tout, comme un moulin à paroles dont la roue à eau se serait emballée. Le vin me chauffait les tempes ; je commençais par me laver les gens pour couper court, avant de m'allonger et de couvrir mes yeux de mon bras. Térês ne comprit pas le sous-entendu et c'est dans ce flot de sons irritants qu'il finit par me livrer, avec un air de conspirateur, l'aventure du sanglier d'Alexandros.

Je compris alors que ce petit prince de Thraké n'était sans doute pas un espion : qui inviterait un garçon aussi bavard, aussi stupide, à se joindre à un complot ?

— En fait, je suis otage auprès du roi Philippos, me confia-t-il tristement. Ça fait quelques années. Je suis censé garantir que mon père respectera le traité de paix, mais comme il ne m'aime pas beaucoup et qu'il ne m'a pas vu depuis longtemps...

— Tu es certain que tu devrais me raconter ça ?

Ne pouvait-il se taire ?

Il souffla la flamme de sa lampe à huile... j'accueillis ce bref instant de calme avec un soulagement qu'une petite question timide dissipa.

— Et toi, avec ton père, ça se passe comment ?

Je ne lui répondis pas et feignis de m'être endormi.

Je n'avais jamais eu de père, car Argaios de Makedon avait péri plusieurs mois avant ma naissance. Ma mère m'avait bercé en murmurant son nom et j'avais sacrifié pour le repos de son spectre, et j'avais de lui une image assez nette, quoiqu'entièrement issue des récits maternels... Je pouvais réciter par cœur l'arbre généalogique d'après lequel je descendais des rois du pays... si j'étais resté Orestis, l'enfant royal né dans les montagnes, Alexandros et moi n'aurions jamais pu nous trouver ensemble à Mieza sans représenter un terrible danger l'un pour l'autre.

Mais Orestis n'existait plus que sous la peau d'Hêphaistion, et Hêphaistion avait encore un père bien vivant ; un père d'une indéniable réalité. Un homme de chair et de sang, à la voix un peu faible mais mélodieuse, avec une jambe abîmée des années plus tôt, lors d'une des campagnes militaires du roi Philippos. J'avais cru aimer Argaios ; je découvris cette nuit-là que je l'adorais, comme on adore les statues d'Héraklès [1] ou d'Akhilleus [2], et qu'il n'était qu'une idole froide comparée à Amyntor, père du garçon que j'avais assassiné.

La douce respiration de Térês se mêla au chant nocturne des cigales. Impossible de trouver le sommeil. Je me frottai les yeux. Je refusais de pleurer : j'avais obéi à mes maîtresses et ne pouvais revenir en arrière. De toute façon, tout cela suivait la volonté du Dieu deux fois né. Il me fallait refouler profondément, très profondément cet amour filial qui me serrait la gorge. Le père d'Hêphaistion avait deux autres fils. Même si je m'éloignais de lui, il n'aurait qu'à reporter son affection sur eux... et je me souvins alors de ses mots, offerts alors qu'il étreignait son plus jeune garçon, avant son départ pour Pella : le premier fils, c'est la fierté d'un père... son dernier, c'est l'enfant de son cœur.

Nous dormions fenêtre ouverte. Je m'enfuis par l'ouverture. Le sommeil me refusait ses bras tendres, alors à quoi bon l'attendre ? Je tendis mon esprit vers Melanthea.

Mes pas muets me menèrent jusqu'à la lisière des bois.

Mieza se tenait au sommet d'une colline. Une chênaie couvrait le versant orienté au nord, celui-là par lequel j'étais arrivé. Je m'élançai vers le sud à travers les senteurs chaudes des essences cuites par l'été. Cette face-là se muait en pinède et je foulais un tapis d'épines brunes ; l'air sentait la résine chaude. Quand je m'arrêtai enfin, tous les bruits sylvestres me caressèrent l'âme... Je tendis mon ouïe, l'amplifiai, l'aiguisai, repérai ici le battement furtif de l'aile d'une chouette, là-bas le raclement de griffes labourant le sol...

Je réveillai ma nature, celle d'Orestis, et j'endormis par la même occasion celle d'Hêphaistion. Je ne voulais pas de sa douleur – je ne voulais pas de la mienne non plus, du vide laissé par l'absence de ma mère. Alors, je me fondis de nouveau dans l'étreinte des ailes de Melanthea.

Les oiseaux, eux, ne se soucient pas de ces choses-là.

Je passai ainsi une partie de la nuit, à m'oublier dans les cieux ; et quand je rentrai enfin, bien après la minuit, mes membres fatigués et lourds comme des pierres m'attirèrent dans les profondeurs d'un sommeil sans rêves...


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant