Perdikkas nous mena à travers la porte ornée. Elle menait sur un jardin d'apparence idyllique, aux colonnes enlacées de lianes fleuries. Un cèdre immense y poussait ; de la roche entre ses racines jaillissait une source claire. L'ancien roi de cessait de murmurer des paroles douces et rassurantes – pour lui ou pour nous, je n'en savais rien. Il me semblait assez déséquilibré pour avoir oublié le début de notre conversation et s'accrochait au bras de son frère ; quand il se tournait vers Philippos, il y avait une adoration bizarre dans son regard, qui me mettait presque plus mal à l'aise que son hostilité.
— Tu as dis que tu nous aiderai à partir, lui rappelai-je.
Perdikkas acquiesça, mais de nouveau, il paraissait ne plus avoir pleinement conscience de ma présence.
— Oui, oui, il suffit de suivre les vignes, répondit-il évasivement. Elles remontent le sang vers la surface.
Mais nous étions arrivés à quelques pas de la source, et il ajouta :
— Voilà, c'est ici. Son eau peut tout purifier, tous les miasmes du meurtre. Tu veux que cela parte, n'est-ce pas ?
— Nous devrions y aller, dis-je à Philippos, à présent que nous savons...
— Juste un instant, me coupa-t-il, si ce n'est que ça, ça ne prendra pas longtemps.
— Il faut un cœur sincère, continua Perdikkas comme si je n'avais rien dit. Pour que cela fonctionne. On ne peut approcher impur de la fontaine que pour demander sa bénédiction.
Puis, semblant s'apercevoir de ma présence :
— Toi, tu es souillé.
Moi, je veux quitter cet endroit de fou.
— Tu essaies juste de nous séparer, contrai-je.
— Si tu restes deux pas derrière moi, ça devrait aller, décida Philippos.
Non, ça n'ira pas, arrête, je t'en prie, arrête de te mettre en danger.
Mais la culpabilité est un aiguillon puissant, un des plus puissants de tous, et deux pas, deux misérables pas, cela paraissait peu payé pour une promesse de rédemption.
Les murs du palais bavèrent. Des couleurs diluées dans l'eau, des formes qui fondent. Le deuxième pas était celui de trop, celui qui laissait réapparaitre les branches sombres à travers les façades et les colonnes. Déséquilibré, je trébuchai ; le sol tanguait et Philippos me parut lointain, hors de portée de mes doigts tendus vers lui.
Non.
Je l'appelai, et ma voix résonna dans un néant brumeux. Perdikkas et lui n'étaient déjà plus que de vagues teintes dans le tourbillon paresseux. Les noms avaient du pouvoir, mais je compris subitement mon erreur : les initiés ont leurs noms secrets, ceux qui leur servent à la magie et aux mystères, et je ne connaissais pas ceux de Philippos. S'il répondait à d'autres dans ce genre de lieux, alors...
Mais si. La réalisation me frappa. Si son nom de naissance ne suffisait pas à le rapprocher de moi, j'en connaissais un autre, plus vrai pour un chasseur d'Artémis que tous les autres : son odeur mystique. Le vin et le poivre. J'inspirai de tout mon être. Il se trouvait encore là, quelque part, dérivant déjà – mais la piste demeurait et je m'y accrochai, rampant sur les genoux et les mains, suivant ce parfum jusqu'à ce que mes doigts le retrouvent.
Le palais se précisa autour de moi, et l'armure, et la peau de son bras – mais l'armure avait changé et la longue cicatrice blanche qui barrait le biceps avait disparu. C'était bien la bonne odeur, celle de mon roi, mais le visage près du mien ne correspondait pas : il était très jeune, aussi jeune qu'Alexandros, avec les yeux vides et la bouche légèrement entrouverte.
Il avait les mains plongées dans l'eau. Près de lui, Perdikkas murmurait en se balançant : nous allons tout recommencer, tout effacer, ce n'est pas grave, ce sera beau, cette fois, ce sera beau. Il avait les mains dans l'eau, lui aussi, et la barbe avait disparu de ses joues.
L'eau, elle, se troublait au contact de leur peau. Des couleurs en partaient, des bribes, de longs lambeaux de...
De souvenirs.
J'attrapai le garçon par les épaules. Mensonge. Perdikkas sursauta et se tourna vers nous. Mensonge, mensonge, mensonge. Cette source ne purifiait pas – c'était un affluent du Lêthê, le fleuve qui emporte les souvenirs. Un crime cesse-t-il d'exister quand on l'oublie ?
Perdikkas devait le croire. Il voulut se jeter sur moi pour m'arracher son frère, que je tenais contre moi, plaqué entre ma poitrine et le bouclier au cheval blanc. Je ne savais combien d'années l'eau lui avait prises, je n'avais pas eu le temps de bien le voir ; je plaçai la pointe de ma lance entre nous et Perdikkas, et cette fois, rien de ce que dirait Philippos ne me convaincrait de me désarmer.
— N'approche pas !
— Tu as tout gâché ! hurla Perdikkas. J'allais tout réparer, tout, tu entends ?
— Tu es fou !
— Ne l'écoute pas, continua l'autre. Philippos, cet homme nous veut du mal, c'est évident. Viens, reviens avec moi.
C'était si risible, si pathétique. Après tout ce qu'il avait fait, il pensait vraiment s'en sortir avec un mensonge aussi éhonté ? Un petit rire m'échappa, jusqu'à ce que Philippos commence à se débattre. Je resserrai ma poigne, surpris, nos regards se croisèrent et je compris.
Il ne se souvenait pas de moi.
Le palais se mit à grincer autour de nous. Les lianes fleuries rampaient vers moi, leurs pétales flétris. Vite, vite, vite. Perdikkas s'était redressé et une lance apparaissait dans sa main.
— Lâche mon frère, m'ordonna-t-il. Assassin.
Deux pas. Il lui suffisait de m'éloigner de deux pas de mon protégé, et j'aurais perdu – et comment l'affronter, alors que je peinais déjà, d'un seul bras, à maintenir Philippos contre moi ?
Il faut que je regagne sa confiance. Comment, alors que mon roi ne se souvenait même pas de moi ?
Quel âge a-t-il ? Il était presque aussi grand que moi, il ne pouvait pas être si jeune. Réfléchis réfléchis réfléchis...
Et soudain cela s'imposa, comme une évidence, comme le seul atout qu'il me restait face à Amyntas.
— C'est Parmeniôn qui m'envoie te chercher, pour te ramener en sécurité.
Il cessa aussitôt de se débattre, et dans le regard terrifié qu'il leva vers moi, j'eûs le confirmation que j'avais bien joué, pour une fois.
— Tu sais qu'il n'est pas initié, c'est pour cela qu'il m'a envoyé, moi. Viens avec moi, allons le retrouver.
— Il ment ! cria Perdikkas.
Mais cette fois, quand je pris Philippos par la main pour le tirer vers la première ouverture visible, il se laissa faire – tourné en arrière, vers les hurlement que son frère jetai vers nous, mais il se laissa faire.
Je suivis les signes en espérant pour que, une fois, au moins une fois, Perdikkas avait dit la vérité. La vigne était partout dans le palais, je m'en rendais compte, à présent : en frises ou sur des vases, enroulées autour des corps des statues, perçant le pavement ou entrant par la fenêtre. J'essayais de ne pas penser à tout ce qui avait mal tourné et aux chances qu'il nous restait de réussir.
C'est sur Philippos qu'Hermês avait parié pour que nous retrouvions la surface, et je doutais qu'à quinze ans, il me soit d'une grande utilité.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...