Alexandros me confia Bouképhalas le temps d'envoyer un messager à l'avant et un autre à l'arrière : nous avions entendu le même vacarme des deux côtés.
La colonne n'avançait plus. Nous attendions, aussi tendus que nos chevaux. Les captives qui nous restaient, forcées de s'assoir entre nous la tête basse, nous lançaient des regards mauvais. Des nouvelles revinrent d'abord de l'arrière, plus proche de nous que la tête de la colonne dirigée par Philippos : là aussi, il y avait eu une attaque, brève et peu meurtrière, mais qui avait permis à nos adversaires de s'enfuir avec les brebis qui trottaient derrière notre armée pour le lait et les sacrifices.
— C'était une absurdité, ce passage dans les montagnes, grinça Alexandros.
Il avait l'air de vouloir cracher sur chaque caillou, de vouloir maudire chacun des monts qui nous entouraient.
— Entre les mortes et les évasions, nous en aurons perdu la moitié avant de rentrer chez nous : de quoi aurons-nous l'air ?
Je ne répondis rien. La stratégie ne m'appartenait pas et je n'étais pas non plus certain de la bêtise de Philippos. Il s'était forgé une si forte réputation de chef de guerre que la soumission des Triballoi n'avaient rien d'illogique – il avait parié et, pour une fois, il avait perdu.
Un petit groupe de Compagnons remonta la colonne jusqu'à nous. Leurs casques phrygiens couvraient leurs visages barbus et je ne reconnus Kleitos que lorsqu'il arrêta son cheval à quelques pas de nous.
— Ton père te demande, annonça-t-il à Alexandros.
Puis, il désigna trois pages, les deux plus imposants de l'entourage le plus proche du prince et moi, et nous ordonna de l'escorter avec les Compagnons.
Sa monture paraissait nerveuse et ce groupe trop conséquent pour une simple convocation, mais nous nous mîmes docilement en selle avant de suivre. Le convoi ne repartait pas ; nous longeâmes des files et des files de chevaux, des charrettes légères, de mules et de soldats... jusqu'à ce que la monture de Kleitos s'écarte pour éviter une file de cadavres bien alignés. Des muletiers ramassaient des branches à l'orée des bois pour les bûchers funéraires, sous la protection des hoplites.
Les combats avaient visiblement été plus violents à l'avant de l'armée : on avait entassé à l'écart et sans égards une vingtaine de barbares.
À notre main gauche, Hélios passa enfin par-dessus les montagnes.
Devant moi, Bouképhalas ronfla ; puis Podargos s'écarta, les sabots dans les traces du noir destrier, pour contourner un nouveau corps.
C'était un grand cheval à la robe grise. Un trou lui perçait la poitrine juste derrière l'épaule. Un sang abondant en avait coulé, lui souillant tout le ventre, le flanc et le beau harnais qui, sous la précieuse peau de panthère, maintenait sur son poitrail une pièce d'armure frappée du soleil de Makedon.
Du haut de Bouképhalas, Alexandros se tordit pour observer ce cheval percé : c'était celui de son père.
Les Compagnons nous menèrent jusque devant les tentes de Philippos et ses officiers, qu'on avait dû remonter à la hâte. Il ne semblait plus être question de lever le camp ; au contraire, les serviteurs s'activaient pour tout remonter alors que les pages royaux, avec le bataillon royal, montaient la garde tout autour.
Je descendis de mon cheval pour me retrouver près d'Alexandros, entre les corps massifs de nos destriers. Il avait pâli sous son hâle ; ses pupilles, légèrement dilatées, trahissaient son appréhension.
Il m'attrapa le poignet.
— Reste avec moi. Quoi qu'on t'ordonne, reste avec moi.
Il parlait très bas.

VOUS LISEZ
La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...