Pour ne pas rêver, nous volons.
Mieza, la nuit avant que mon corps d'homme l'atteigne : une grande maison, chevauchant la crête d'une colline. Sur le versant sud, une pinède, quelques rares oliviers. Ils n'aiment pas le climat de Makedonia. Au nord, des chênes, des noyers et des noisetiers, des ruisseaux nombreux qui chantent en cascades en bondissant des rochers humide.
Mieza est un village. Nous planons au-dessus des toits de tuiles de l'écurie, de la baraque des gardes du princes, de la palestre, des terrains d'entrainement. La maison seule s'enroule autour de trois cours à colonnades.
Dans le roc de la colline, Melanthea guette des grottes. Elle aime nicher dans la caillasse la plus imposante, grise et brune comme son plumage. Cette nuit-là, son ouïe cueille des gémissements dans une des bouches de pierre : c'est là que se cachent les garçons pour faire l'amour, dans le dos de leurs gardiens.
Nous irons nicher ailleurs, là où on ne la dérangera pas.
***
Je chevauchais sur une route sinueuse. Le moindre souffle du vent soulevait une poussière qui s'enflammait en grand raies de lumière dorée. Un cagnard de milieu d'après-midi pesait sur moi, mes serviteurs et le cavalier du courrier ; des ruisseaux de sueur et de craie souillaient les flancs rouges de Podargos.
J'ignorais quelle distance nous séparait encore de Mieza. Je l'avais survolée la nuit précédente, mais l'oiselle avalait les stades sans se soucier du relief et des détours des chemins, et je ne savais combien de courbes et de lacets m'attendaient avant d'entrevoir les murs blanchis à neuf de ma nouvelle demeure.
J'écrasai une mouche qui venait de me piquer la cuisse lorsque le vent, en tournant, porta vers nous des éclats de voix juvéniles.
J'affutai aussitôt mes sens. Mon ouïe traversa le bourdonnement furieux des insectes excités par la promesse d'un orage. Elle capta un bruit d'eau, comme une pierre jetée sur la surface d'un lac ; des rires de garçons, et toujours le vrombissement des mouches. Je talonnai Podargos et sentis ses muscles gonfler à travers la couverture de monte, contre mes mollets pressés contre ses flancs.
Mes compagnons de voyage me suivirent tranquillement et j'atteignis donc seul l'orée de la clairière où s'amusaient les garçons.
On me raconta plus tard que Podargos s'arrêta brusquement et que, comme un centaure, je n'y pris même pas gare tout en gardant une assiette parfaite ; il est vrai que je ne me souviens pas du tout d'avoir eu une monture à maîtriser, tant mon attention était occupée à autre chose.
Une amas de roches s'entassait près d'un étang profond, à l'ombre d'une forêt de chênes. Au bout de ce promontoire se tenait une silhouette pâle, nue, masculine, à la chevelure léonine ; l'adolescent avançait lentement vers le sommet.
Il s'arrêta au bord. C'est à ce moment que je stoppai mon cheval, à ce moment qu'une facétie du vent bouscula la cime de la chênaie, l'ouvrit, et que les traits d'Hélios [1] tombèrent sur le corps pâle. Il brilla avec l'intensité de l'albâtre laissé en pleine lumière ; sa crinière se mua en or ardent ; il sauta comme une flèche, perça la surface et disparut sous l'eau avec la vivacité d'un poisson d'argent.
Alors le vent s'assagit, les branches se rangèrent, l'ombre reconquit son domaine. La tête blonde reparut et secoua son pelage trempé avant nager jusqu'à la berge.
Je ne distinguai qu'alors ses camarades assemblés entre les roseaux. J'avais oublié de les entendre, mes yeux ne les avaient pas vus, mais sans même avoir à m'enquérir du nom de la flèche d'or, je sus qu'il ne pouvait être qu'Alexandros.
***
Je le rencontrai un peu plus tard. Nous avions atteint la maison et je déposais mes affaires dans une chambre que je partagerai avec un autre résident. Elle était à peine plus grande que la stalle d'un cheval, meublée de deux lits et de deux coffres, et percée d'une fenêtre haute qu'un lourd volet pouvait boucher.
Je portais encore mes vêtements de voyages et toute la saleté de la route quand il entra.
Ses cheveux collaient à son front et était habillé d'un chiton safran. Un parfum de miel le précédait... moi qui avait celui d'Artémis gravé au fond de mon âme, je reconnus immédiatement l'effluve entêtant d'un rejeton divin.
Cela se devinait à un autre détail baroque : les dieux, parfois, marquent les humains. Ils tordent un pied, assomment de visions, accordent des dons artistiques extraordinaires. Ils avaient affublé Alexandros d'un œil d'un bleu sombre et d'un autre plus pâle qui évoquait un ciel d'été.
Alexandros pencha la tête, avec un air de chouette que j'associai plus tard avec la perplexité ou le mépris.
— Tu es le nouveau, je présume.
— Oui, mon prince. Par la grâce du régent Antipatros.
— Pas de titre, ordonna-t-il. Nous sommes tous compagnons.
C'était évidemment faux, mais la vie de tous les princes contient sa part de théâtre et de masques. S'il désirait que tous prétendent qu'il n'était qu'Alexandros, nous devions nous y plier, précisément parce qu'il serait éternellement bien plus que cela.
— Si tu le désires, acquiesçai-je.
— Alexandros.
— Si tu le désires, Alexandros.
Et notre conversation en resta là : il me dévisagea, moi de même, et nous comprîmes que nous n'avions rien à nous dire... à moins que mon expression vacante ne l'ait rebuté, ou qu'il m'ait cru un peu lent.
Je restai persuadé pendant longtemps que je lui avais fait une impression terrible.
Il m'avoua, bien des années plus tard, qu'il m'avait trouvé adorablement beau dans ma gaucherie.
[1] Le soleil
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...