Livre II - Chapitre 13 (3)

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Pour un garçon de seize ans qui pouvait devenir orphelin de père à chaque instant, Alexandros se débrouilla remarquablement bien.

Il enfourcha Bouképhalas, le dos peut-être un peu trop droit, la mâchoire un peu trop carrée. Il passa tout le jour à remonter la trop longue colonne de son armée : un sourire ici, une plaisanterie là, quelques ordres distribués et le voilà reparti, promettant que tout cela n'était l'histoire que « d'une estafilade » qu'il « suffisait de recoudre » ... et pendant qu'il dévoilait toutes ses dents pour débiter ce beau mensonge, l'image du destrier blanc nous hantait, échoué sur la rocaille, le ventre inondé de rouge.

Philippos avait-il déjà rejoint l'Haidês ? Chaque messager venu de l'avant accélérait le rythme de nos cœurs. Alexandros suivait leur course, lèvres closes et dents serrées, ne relâchant la pression qu'après qu'ils nous aient dépassés sans s'arrêter.

Les montagnes avalèrent le soleil. Un jour froid s'éternisa un peu à l'ombre des sommets ; l'armée s'était contractée sur une pente désormais constellée de feux de camps.

Cette nuit, des centaines de femmes et d'enfants évadés dormiraient sur l'humus froid des forêts.

Parmeniôn avait ordonné qu'on remonte la tente d'Alexandros tout près de celle de son père. Les gardes de Philippos n'avaient jamais eu les yeux à ce point rivés sur son fils, comme s'ils craignaient que des ailes ne lui poussent et qu'il s'envole vers le couchant.

— J'espère que ces baiseurs de chèvres seront trop occupés à leur courir après pour venir nous emmerder, maugréa Pausanias à notre retour au camp, après la dernière tournée d'Alexandros.

Nous ne répondîmes aux plaintes de mon ami : je mangeais et Alexandros fixait le feu ; Pausanias lui tendit une galette fourrée au fromage et aux fruits secs.

— Tu sais, ça changera rien si tu t'affames, fit-il remarquer tout en tapotant le linothorax [1] du prince du bout du pain.

— Je n'ai pas faim.

— Si, t'es juste tendu comme un arc, ça te crispe l'estomac.

Dans le feu, une branche craqua avec le même bruit sec que la hampe d'une lance qui se brise. Alexandros accepta sa ration ; il en arracha un bout minuscule du bout des dents avant de s'abîmer de nouveau dans l'observation du foyer. Quelqu'un ressortit la lyre désaccordée et la tendit à Perdikkas, qui en tira un début de mélodie pendant que les gardes du corps d'Alexandros s'échangeaient des souvenirs de leur jeunesse : l'un avait même servi Philippos comme page au siège d'Olynthos, huit ans plus tôt, à l'issue duquel le roi avait fait exécuter ses deux derniers demi-frères.

— Il était bien obligé, le défendit l'homme tout jetant un nouveau morceau de bois vert dans les flammes. Mon père me disait toujours que s'il n'y avait pas eu la tentative de coup d'Argaios au début de son règne, Philippos n'aurait pas eu besoin de se débarrasser des branches en trop... et mon père dit aussi qu'un roi doit être bon jardinier : quand on laisse un pommier porter trop de fruits, ils deviennent tous mauvais.

Avant de rejoindre la cour, j'aurai brûlé d'entendre parler de mon père Argaios – mais le fleuve de ma vie avait emporté mon attachement pour ce fantôme qui n'avait été que le paravent de la vérité : que je ne descendais pas d'une lignée royale, que je ne descendais de rien...

— Qu'est-ce que tu bavasses ? On essaie de manger, là, le coupa Pausanias. Quelqu'un voudrait pas raconter un truc un peu drôle ? Ou nous chanter un truc qui ne ressemble pas à une complainte.

Alexandros me tendit sa ration ; moi, on m'avait élevé à ne jamais rechigner face à de la nourriture, mais je ne fis qu'en émietter un morceau symbolique avant de faire disparaitre le reste dans ma besace, au cas où l'appétit revenait à mon protégé pendant la nuit.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant