— Viens. Ptolemaios saura interpréter ce que tu as vu.
— On ne sait pas s'il est avec nous.
— Oimoi, ce que tu me fatigues ! C'est Ptolemaios qui protégeait Alexandros à Mieza, avant que les dieux t'envoient, s'il voulait le tuer, il serait déjà mort !
Il me ramena auprès des autres. Plus d'échappatoires. Je racontai le rêve, aussi précisément que possible. Parmeniôn avait l'air de vouloir me crucifier sur place, la peau de plus en plus pâle, alors que Kleitos piétinait comme un cheval énervé. Seul Ptolemaios restait parfaitement calme, insondable et pensif.
— Tu devrais être déjà parti, conclut-il à la fin de mon exposé.
— Je ne pouvais pas. J'ai juré à Alexandros de rester près de lui.
— Tu n'aurais pas dû.
— Il en avait besoin quand il me l'a demandé.
— Et Philippos n'avait pas besoin de toi, peut-être ? me demanda Kleitos d'entre ses dents.
Parmeniôn reste silencieux ; son dédain pour moi l'avait amené au-delà des mots.
— Ce qui est fait est fait, déclara Ptolemaios. Je pense que nous devrions expliquer la situation à Alexandros. Quand il comprendra ce qu'il se passe...
— La situation, coupa Parmeniôn. Tu n'espères pas tout lui dire ?
— Il est peut-être temps qu'il l'apprenne.
— Certainement pas.
— Nous exigeons sa confiance alors que nous ne cessons de lui mentir.
— Il doit l'apprendre de la bouche de ses parents, insista Parmeniôn. Aucun d'entre nous n'était là, ni cette nuit-là, ni pour celles des fiançailles. Et il est trop jeune – il est déjà près de craquer, qu'est-ce que sera si vous lui révélez tout ?
— Son destin n'attendra pas.
— Son destin, pour l'instant, c'est vous qui le provoquez.
— Il est plus âgé que mon père quand il a commencé.
— Ah ! aboya Parmeniôn. Et vous étiez là pour le voir faire, peut-être ?
Kleitos intervint :
— J'étais à Thebaï, moi aussi.
— Mais c'est lui qui te protégeait, toi, le contredit Parmeniôn. Tu n'avais que huit ans, tu gobais bien tous les mensonges qu'il te racontait pour te rassurer, tu n'as rien vu des choses qui répondaient à ses prières et tu ne savais rien des horreurs qu'elles auraient pu lui faire. Il était trop jeune, Alexandros aussi, et... (Il se tourna vers moi.) Toi, quel âge tu avais ?
Je sursautai presque. Je n'aimais pas sa question, et je ne voyais pas pourquoi j'étais soudainement redevenu digne d'intérêt.
— Quinze, laissai-je échapper, trop surpris pour me taire. Mais avant cela, je vivais avec Artémis.
— Mais le feu, quand l'as-tu passé ?
Je répondis, d'abord, d'une expression stupéfaite : comment Parmeniôn savait-il ces choses, alors qu'il ne faisait pas partie du culte et semblait le rejeter ?
J'aurais préféré ne rien dire, mais les trois regards convergeaient sur moi ; j'étais encerclé, piégé.
— À quinze ans, répondis-je. Mais avant, j'avais été bercé par Artémis. Ce n'est pas pareil.
— Voilà, conclut Parmeniôn en se tournant vers les autres. Vous avez un exemple du résultat quand on les initie trop jeunes. Il vous parait équilibré, ce garçon ?
Je me figeai d'incompréhension. Venait-il de me traiter de fou ?
— Mon père...
— Quel âge avais-tu quand Philippos t'a initié ?
— Dix-neuf ans, admit Ptolemaios.
— Et toi ?
— Dix-huit, répondit Kleitos.
— Pourquoi aurait-il attendu, s'il était si satisfait de son initiation précoce ? (Silence.) Nous ne dirons rien de plus à Alexandros que ce qui est nécessaire pour le persuader de relever Hêphaistion de sa promesse. Et je vous préviens : si l'un d'entre vous s'avise de mentionner son autre père, je démissionne.
— Tu ne...
— Oh si, ricana Parmeniôn. Philippos tient à ce qu'Alexandros lui succède, alors je ne ferai rien pour l'en empêcher, mais je ne servirais pas un roi fou et paranoïaque. Je vous laisserai vous débrouiller avec les résultats de vos manigances.
Il nous planta là, avec un dernier rictus amer. Sa remarque me brûlait, blessure au fer rouge, assez humiliante pour me faire baisser les yeux lorsque ceux de Kleitos et Ptolemaios se rivèrent sur moi. Me croyaient-ils déséquilibré, eux aussi ? Était-ce tout ce qu'ils pensaient de moi ? Que je n'étais qu'un serviteur brisé, incapable de réussir ?
Et moi, croyais-je être autre chose, vraiment ?
J'aurais voulu leur dire que ce n'était pas ma faute, que je faisais de mon mieux, que je me rendais bien compte que mes efforts ne menaient nulle part – mais pour leur dire cela, il aurait fallu que l'un d'eux m'aime assez pour que je puisse espérer autre chose que du mépris. Kleitos aurait pu, avant, mais dans son regard, je lisais pire que de la déception : je l'avais trahi, parce qu'il ne comprenait pas mon silence, il ne comprenait pas qu'Alexandros avait eu besoin de moi, tellement besoin de moi que je n'avais pas eu la force de lui refuser mon aide.
C'est toi qui voulait que je sois gentil avec lui, aurais-je pu lui tenter, mais cela me parut stupide, aussi stupide que toutes les erreurs que j'accumulais.
Si elles avaient été des perles sur un fil, j'aurais déjà le plus beau des colliers avec lequel me pendre.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...