— Le palais n'est pas si grand. Nous finirons bien par en sortir.
C'est ce que nous crûmes, au début – jusqu'à ce que nos pas nous ramènent devant le temple. Cela défiait l'entendement, alors que nous n'avions choisis que les croisement qui devaient nous permettre de traverser l'édifice, mais il fallait se ranger à l'évidence : il tentait de nous retenir.
Je l'avais cru mort. Rien n'était moins vrai. À sa façon, le palais vivait. Il y avait parfois ce gloussement d'eau qui revenait, ou les grincements des planchers sous nos pieds. Le bourdonnement des mouches. Des échos de foule, très lointains, et de temps à autre, des crissements de couteau sur de la céramique. Des moisissures dévoraient tout et le lierre et la vigne entraient par des fenêtres aux volets branlants, qui battaient les murs, poussés par un vent inexistant.
Nous ne nous arrêtions jamais et ne nous lâchions pas. Mes cheveux se hérissaient sur ma nuque, mes poils sur mes avant-bras. Quelque chose nous guettait. Peut-être attendait-il que nous nous séparions pour attaquer, ou peut-être le cauchemar, issu de l'esprit de Philippos, me laisserait échoué sur un sentier vide si je venais à le lâcher.
Nous continuâmes ainsi jusqu'au banquet.
Ce n'était pas la grande salle où j'avais rencontré le roi pour la première fois. Celle-ci était plus petite, avec des fenêtres étroites, qui ne laissaient passer la lumière qu'à travers la poussière et un épais nuage de mouches. Des tables montées sur des tréteaux l'encombraient tant qu'entre elles et les lits de repas, on ne pouvait guère se déplacer ; et les tables elles même étaient si lourdes de plats qu'on en devinait tout juste la nappe en tissus précieux.
Nous entrâmes, à pas très lents. Je ne savais ce qui, ici, provoquait plus d'appréhension chez Philippos que dans les couloirs vides que nous venions d'arpenter. Des pyramides de fruits pourrissaient, ça et là, mais surtout, les plats étaient chargés de viande. Pas de la viande bien découpée. Des agneaux et des porcelets entiers.
Nous nous reflétions dans leurs yeux vitreux. J'avais l'habitude de la chasse – pourtant, leurs viscères pendantes et la chair à vif, le découpage insensé de leurs corps, les morceaux de fourrure blanche tachés d'un sang brunâtre me dégouttaient. Ce n'était pas l'œuvre d'un animal qui tue pour se nourrir. Rien n'avait été dévoré, juste... dépecé, laissé là.
Un bruit de métal sur la céramique retentit. Philippos sursauta, se figea, mais l'horriblement crissement émanait de nulle part. Il faisait chaud, étouffant. Nous n'avions pas de mains libres pour chasser les mouches qui venaient se poser sur nos joues. Je secouai la tête pour m'en débarrasser et mon regard tomba, au milieux des agneaux et des porcelets et de l'odeur sucrée des fruits pourris, sur un corps d'enfant exposé sur un lit de pommes véreuses.
Un hoquet m'échappa. Je revis l'autel, les prêtresses, l'équarrissement rituel. Sans la protection des drogues qui m'avaient engourdies cette nuit-là, je fus submergé d'une vague de nausée. Il fallait que je sorte d'ici, il fallait que je sorte, immédiatement, et les tables étaient si serrées, si bizarrement agencées qu'elles nous gênaient pour atteindre l'autre extrémité de la salle. Je m'emballai comme un cheval effrayé, renversai le banquets pour m'échapper de cet endroit, glissai sur le sol moite de sang, dans les entrailles répandues.
Sortir, sortir, il fallait sortir.
Nous nous arrêtâmes dans un couloir, totalement désorientés. Je hoquetais sans pouvoir m'arrêter ; ma main, crispée sur ma lance, ma main blanche et brune et blanche et brune, s'y accrochait, s'y accrochait comme si ça pouvait m'empêcher de sombrer. Ensuite, je me retrouverai dans les bras de Philippos, enveloppé par le grand bouclier et son étreinte et ses mots contre mon oreille.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...