Je n'ai été vaincu ni par des cavaliers,
ni par des fantassins, ni par des navires ;
mais par une nouvelle armée
qui lance des flèches par les yeux.
— Odes d'Anacréon, XVI
***
Cela se passa près d'une petite ville de Thraké, dont j'ai oublié le nom, et qui était allié à Philippos depuis longtemps. À notre arrivée, elle ouvrit donc ses portes et installa, sous la muraille, le marché avec lequel la plupart des cités accueillent les armées amies. Les cuisiniers et les serviteurs s'y abattraient avec la voracité d'une armée de sauterelles : pour améliorer le quotidien, ils seraient prêts à s'emparer de tout ce qui paraissait mangeable, à l'exception des oignons dont nous ne supportions plus l'odeur.
En dehors de ce marché, l'armée en s'intéressait qu'à deux choses : les prostituées et les bains chauds, puisque la ville avait poussé autour de sources chaudes et qu'un sanctuaire de Darron, un dieu de la guérison, s'y était établi. Alexandros et son père s'y rendirent aussitôt, avec les officiers ; moi, j'étais content de mener Podargos et Bouképhalas à la pâture. Bouképhalas insista pour marquer sa prééminence en couronnant de crottin quelques tas déjà présents, pendant que je massais Podargos ; ensuite, ils se roulèrent dans l'herbe, revinrent me souffler au visage, puis partirent manger en attendant leur ration de céréales du soir.
Je restai à les observer. Dans un autre coin de la pâture, les palefreniers discutaient tout en faisant de même. Il faisait beau ; le vent jouait avec les saules qui, sur les berges de la rivière, avaient ici un ramage complet de fin de printemps. Je ne réagis pas spécialement lorsque Pausanias me rejoignit. Cela ne me surprit pas : Alexandros était avec Philippos, et Pausanias, lui, ne se trouvait jamais aux abords roi. Je supposais que Parmeniôn l'en avait chassé.
Nous restâmes ainsi un moment, assis dans l'herbe, jusqu'à ce que Pausanias sorte de sa besace un tesson de céramique, large comme une main, qu'il commença à tourner entre ses doigts.
— Est-ce que... tu pourrais faire quelque chose pour moi ?
Il le demanda sans lever les yeux du fragment.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un message, répondit-il. Pour Philippos. Est-ce que tu pourrais...
Il prit une grande inspiration, tourna le tesson entre ses mains. Je l'avais rarement vu aussi embarrassé, et certainement pas pour quelque chose de ce genre : à Mieza, il me l'aurait confié avec un sourire crâneur.
Mais nous n'étions plus à Mieza et Philippos n'était pas un de ces jeunots qui fondaient dès que Pausanias leur décochait un clin d'œil.
— Je ne sais pas, admis-je. Il parle de quoi, ton message ?
— Je veux qu'il sache que je l'aime et que je pense encore à lui et que... et qu'il est important pour moi.
— Parmeniôn sera furieux si je lui transmets ça.
— Ça ne le regarde pas, rétorqua Pausanias. C'est pas son père, que je sache.
— Il pense que tu es derrière la mort de Hippostratos.
— Et alors ? Toi aussi, et pourtant toi, tu n'as jamais passé autant de temps avec Philippos. Je suis le seul à être puni, tout le monde s'en fiche que moi aussi, j'ai eu peur pour lui, que je sois inquiet pour lui !
Il me tendit le tesson sur lequel il avait gravé, en lettres clairs sur la terre cuite rousse, les mots qu'il voulait transmettre.
— Je veux qu'il sache, insista-t-il. Je veux revenir auprès de lui, prendre soin de lui. Je l'aime et je sais qu'il m'aimait aussi, il ne voulait pas rompre avec moi.
J'acceptai de le prendre, sans rien dire, parce que je ne savais pas comment lui dire que nous n'en savions rien. Philippos n'avait pas mentionné Pausanias une seule fois après notre mort, pas plus qu'après notre retour – mais était-ce à moi de décider si le message devait lui parvenir ? Ce n'était pas un enfant. Refuser de lui transmettre me paraissait malhonnête.
Et pourtant, je ne le fis pas le soir même. Les hommes les plus influents avaient ouverts les portes de leurs maisons aux chefs de l'armée, si bien que la partie du camp réservée au roi était calme et dépeuplée. J'en profitai pour me laver dans la tente vide que je partageais avec Alexandros et son entourage. J'ignorai le froid qui tombait avec le soir : la solitude était redevenue un luxe que je savourais.
Les autres revinrent très tard. Une fois libérés de leurs obligations, ils avaient terminé leur soirée dans une maison de joie, enivrés tant par le vin bon marché que par la promesse d'une journée libre le lendemain. Ils continuèrent à ricaner tout en se couchant dans leur partie de la tente. À présent qu'il faisait moins froid, Alexandros avait fait tendre une toile supplémentaire pour nous séparer des autres et nous donner plus d'intimité. Il me demanda à voix basse si je dormais avant de se glisser à mes côtés.
Il n'y avait sur lui l'odeur de personne d'autre. Juste la sienne, et celle de l'huile de bain du sanctuaire.
Pour toute réponse, je roulai sur le flanc pour me coller contre son dos.
Il s'endormit presque aussitôt. Pas moi. J'avais en tête le tesson, caché dans mes affaires. Il continuait à brûler dans mon esprit comme une braise abandonnée. Pourquoi ? Ce n'étaient pas mes affaires, après tout, et je n'avais aucune raison de refuser... à part Hippostratos. Sa mort restait sans résolution après ma résurrection : le coupable le plus évident, c'était moi, et Philippos ne cessait de me témoigner sa faveur. Parmeniôn lui avait-il révélé mon rôle ? Il attendait peut-être que Philippos aille mieux, ou qu'il consomme moins de lait de pavot avant de prendre une décision...
Et puis, il y avait Alexandros, pensai-je, le nez plein de son odeur. Il s'était lavé les cheveux et ses mèches étaient douces contre ma joue. Il avait accepté de reprendre Pausanias parce que tout paraissait fini entre Philippos et lui. N'était-ce pas une trahison, de porter ce message dans son dos ?
Alors, le lendemain je ne fis rien.
Pourtant, on m'avait jugé assez remis pour reprendre mes tâches auprès de Philippos. Il n'avait besoin ni de ses armes, ni de son armure, ni du second cheval qu'il lui restait, et puisqu'il ne dirigeait pas l'armée, cela signifiait que j'avais peu de choses à faire en dehors de lui tenir compagnie lorsqu'il ne dormait pas. Son humeur était devenue exécrable : nous commençâmes une partie d'un jeu de pion dont il se désintéressa à la moitié, il me demanda de lui lire quelque chose, qu'il cessa d'écouter bien avant la fin ; ensuite, je dus aller chercher une joueuse de flûte, qu'il ne renvoya pas lorsqu'elle arriva enfin parce que, je pense, cela l'aurait fait passer pour un enfant capricieux.
En le quittant pour rejoindre les autres aux bains chauds, je me fis la réflexion que, même si j'avais emmené le tesson de Pausanias, Philippos n'aurait pas été d'humeur à le recevoir.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...